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Position 1

Peut-on réformer le capitalisme sans révolution ?

Réforme & révolution

Parce que pour Rosa Luxemburg, le capitalisme ne peut pas être réformé sans révolution, on l’a souvent qualifiée, non sans raison, de « révolutionnaire ». Eduard Bernstein, son adversaire au sein du SPD, avait préconisé dans son livre Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1899) un dépassement du principe de profit sans révolution, par des moyens pacifiques et réformistes. Rosa Luxemburg rejette catégoriquement cette rupture avec la théorie marxienne, laquelle affirme que la révolution est la seule option si l’humanité ne veut pas retomber dans la barbarie. Si Luxemburg plaide pour une politique réformiste au quotidien, celle-ci doit résolument s’inscrire dans une perspective révolutionnaire.

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R comme Rosa : Episode 1 - Réforme ou révolution ?

Le livre de Rosa Luxemburg Réforme sociale ou révolution ? (1899) garde encore aujourd’hui toute sa pertinence. Luxemburg y évite le piège auquel mène inexorablement l’opposition réforme vs. révolution. Déjà du vivant de Luxemburg, cette controverse divise le mouvement ouvrier socialiste : d’un côté, celles et ceux qui cherchent, par des méthodes réformistes, à mettre fin au règne du profit ; de l’autre, celles et ceux qui visent le même but, mais par des méthodes révolutionnaires. Ces deux grands groupes adverses au sein du courant critique du capitalisme sont redoublés de divisions internes, formant une sorte de « delta socialiste ». Mais aucun de ces courants ne débouchera sur le grand large socialiste ; ni celui des communistes postulant la révolution, ni celui des héritiers d’Eduard Bernstein. Cet échec politique du socialisme ouvrira la voie au fascisme et, dans les années 1970, au néolibéralisme, qui façonne encore aujourd’hui l’économie et la société.

Rosa Luxemburg espérait pouvoir instaurer un modèle économique nouveau, grâce à une combinaison de mesures réformistes et révolutionnaires – bien que pour elle la révolution n’ait jamais impliqué l’usage de la violence :

« Dans les révolutions bourgeoises, l’effusion de sang, la terreur, le crime politique étaient des armes indispensables entre les mains des classes montantes. La révolution prolétarienne n’a nul besoin de la terreur pour réaliser ses objectifs. Elle hait et abhorre l’assassinat. Elle n’a pas besoin de recourir à ces moyens de lutte parce qu’elle ne combat pas des individus, mais des institutions, parce qu’elle n’entre pas dans l’arène avec des illusions naïves qui, déçues, entraîneraient une vengeance sanglante. » [1]

Pour Rosa Luxemburg, la violence révolutionnaire n’est admissible, à la rigueur, qu’en réaction à une violence première – par exemple lorsque le pouvoir enfreint les principes du droit avec brutalité. La terreur, en revanche – la terreur individuelle en tout cas – est rejetée par Luxemburg, car elle ne fait à ses yeux que renforcer la légitimité de la répression étatique. Au lieu de cela, en accord avec les pionniers du socialisme en Europe de l’Ouest, elle considère que libérer la société de la dictature du profit passe par l’éducation politique, l’organisation collective et les mouvements de masse :

« Ce n’est pas l’emploi de la force physique, mais bien la résolution révolutionnaire des masses de ne pas se laisser effrayer, le cas échéant, dans leur action de grève par les conséquences les plus extrêmes de la lutte et de faire tous les sacrifices nécessaires qui confèrent à cette action une puissance si irrésistible qu’elle peut souvent amener dans un court laps de temps de notables victoires. »[2]

Pour Rosa Luxemburg, les révolutions naissent de la lutte des classes. Elle a, au moins depuis l’échec de la révolution russe de 1905-1906, abandonné l’espoir, exprimé par Marx en 1848 (et que Friedrich Engels récusera en partie en 1895), d’une révolution qui déboucherait sans transition sur le socialisme. Pour elle, toute révolution subit un ressac, les forces qui l’animent finissant inévitablement par se relâcher. Mais plus la révolution est orientée à gauche, plus ce recul est faible, et la fameuse « dictature du prolétariat » incarne ce maximalisme, bien qu’elle ne puisse être que temporaire. Voilà le cœur de la conception révolutionnaire de Rosa Luxemburg.

Pour Rosa Luxemburg désormais, les révolutions ne sont plus à considérer comme des événements ponctuels mais comme des processus de long terme, des cycles régulièrement interrompus. Le renversement socialiste n’est pas une « affaire de 24 heures » mais une opération de longue haleine, qui façonne toute une période historique.

Les réflexions de Rosa Luxemburg sur les rapports entre réforme et révolution se révèlent d’une grande pertinence pour penser les mouvements de protestation actuels, notamment sur les questions climatiques. Des mouvements globaux comme les « Fridays for Future » se montrent en effet capables d’exercer une pression qui oblige le système politique à changer.

Notes
  1. Rosa Luxemburg : Was will der Spartakusbund? [Que veut la Ligue spartakiste ?] [Décembre 1918], dans : Gesammelte Werke, vol. 4, Berlin, 1974, p. 443. Traduction français en libre accès sur marxists.org.
  2. Rosa Luxemburg : Das belgische Experiment [L’expérience belge], dans : Gesammelte Werke, vol. 3, Berlin, 1973, p. 204. Traduction française en libre accès sur marxists.org.
Position 2

Pourquoi la liberté est-elle toujours avant tout la liberté de celles et ceux qui pensent autrement  ?

Liberté

C’est le postulat d’Emmanuel Kant, selon lequel la liberté d’un individu s’arrête où commence celle des autres, qui constitue le point de départ des vues de Rosa Luxemburg sur cette question.  Si la liberté est le privilège de quelques-uns, alors ce n’est pas la liberté, c’est une cage dorée. Pour Rosa Luxemburg, seule une pleine et totale liberté permet l’émergence de changements sociaux, surtout dans le cadre d’une politique révolutionnaire. Ces changements deviennent irréversibles lorsque le camp perdant n’en vient à capituler qu’après avoir épuisé toutes ses forces, périssant en toute liberté de conscience.

Rosa Luxemburg est en avance sur la plupart des politiciens de gauche lorsqu’elle réalise que c’est en premier lieu la liberté de celles et ceux qui pensent autrement qui rend possible une politique émancipatrice  :

« La liberté réservée aux partisans du gouvernement, aux membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, n’en est pas une. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de “justice”, mais parce que tout ce qu’il y a de dynamisant, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la liberté devient un privilège. » [1]

L’émancipation par des moyens et des méthodes anti-émancipateurs, axiome de la politique léniniste, est inconcevable pour Rosa Luxemburg. On ne met pas fin à l’oppression par l’oppression.

Luxemburg distingue libertés politiques et libertés sociales. Les libertés politiques commencent avec la liberté de propriété, pilier de l’économie de marché capitaliste. Cette liberté fut l’objectif central de l’ancienne bourgeoisie révolutionnaire, en ce qu’elle constituait un premier rempart, en s’adossant à l’État de droit, contre l’arbitraire du pouvoir. Ont suivi l’intégrité de la personne, la liberté d’opinion, de parole et de presse, le droit de vote, et la garantie afférente que les perdants aux élections seraient à l’abri des persécutions, mais aussi la liberté de réunion, la liberté d’organisation, le secret de la correspondance, l’inviolabilité du domicile et la confidentialité des échanges téléphoniques. Ces libertés, qui font aujourd’hui partie des principes de la Loi fondamentale de la République fédérale d’Allemagne (articles 1 et 20 GG), étaient déjà non négociables pour Rosa Luxemburg.

Pour elle, le socialisme n’est rien d’autre que l’inclusion, dans les libertés politiques, des libertés sociales, afin d’empêcher toute forme d’exploitation et de dépendance. (Le « socialisme » pratiqué par les bolcheviks représentait le contraire. C’est ce qui rendit Rosa Luxemburg si menaçante à leurs yeux.)

Pour Rosa Luxemburg, il ne faisait aucun doute que seul la résolution des oppositions permettrait au « reste de la société » de prendre conscience de sa propre oppression et de sa propre exploitation, et ainsi de se libérer de la domination pesant sur ses propres têtes. Paul Levi, l’un de ses compagnons, dira d’elle après son assassinat  :

« Elle savait mener la lutte comme une lutte, la guerre comme une guerre, la guerre civile comme une guerre civile. Mais la guerre civile à ses yeux ne devait consister qu’en un libre jeu des forces en présence, dont même la bourgeoise ne devait pas être exclue, maintenue dans des cachots par des mesures policières ; car seules les luttes ouvertes et frontales permettent aux masses de croître et de prendre conscience de l’ampleur et de la difficulté du combat à mener. Elle ne souhaitait pas voir la bourgeoisie anéantie par un terrorisme stérile ou par l’œuvre sordide de bourreaux assermentés – de même, le chasseur de nos forêts ne cherche pas à détruire le gibier. C’est dans la lutte qui l’oppose au gibier que le chasseur devient plus fort et plus grand. L’anéantissement de la bourgeoisie devait, aux yeux de Rosa Luxemburg, être le résultat d’une restructuration sociale que laissait entrevoir la révolution. » [2]

Rosa Luxemburg avait la profonde conviction que toutes les élaborations politiques artificiellement mises au point par une hiérarchie conduisent à la dictature d’une minorité, donc à un règne de terreur. L’histoire du socialisme du 20e siècle a fourni une confirmation sanglante de cette intuition.

Notes
  1. Rosa Luxemburg: Zur russischen Revolution [De la révolution russe], dans : Gesammelte Werke, vol. 4, Berlin, 1974, p. 359. Traduction française, ici légèrement modifiée, en libre accès sur marxists.org.
  2. Paul Levi: Einleitung zu »Die Russische Revolution. Eine kritische Würdigung. Aus dem Nachlass von Rosa Luxemburg«, dans : Ohne einen Tropfen Lakaienblut. Schriften, Reden, Briefe, éd. Jörn Schütrumpf, vol. I/4 : Spartakus : Abschied ohne Ankunft, 1921/22, Berlin, 2020, p. 1035.
Position 3

Le secret du colonialisme et de l’impérialisme

L’accumulation du capital

Le capitalisme a fondamentalement besoin, pour se perpétuer, d’ouvrir constamment de nouveaux marchés. Rosa Luxemburg a très tôt compris que le Sud global – alors encore non capitaliste – était, à la fois comme débouché et comme source de matières premières, indispensable au mode de production capitaliste. Cependant, cette « intégration au marché mondial » ne peut se faire sans expropriations, qui entraînent – avec le soutien d’interventions militaires – la destruction des communautés traditionnelles. En notant cela, Rosa Luxemburg a non seulement révélé les véritables enjeux du colonialisme, mais aussi des guerres impérialistes.

https://www.youtube.com/watch?v=6uacxlEtVLU
R comme Rosa : Episode 2 - Impérialisme et guerre

Afin de pouvoir analyser la production de plus-value capitaliste, Marx avait décidé de travailler avec un modèle simplifié. Il supposait une société composée uniquement de capitalistes et de travailleur⋅se⋅s salarié⋅e⋅s. Si une telle société n’a jamais existé – et Marx l’a lui-même souligné à plusieurs reprises –, reste que c’est ce modèle théorique qui lui permit de mettre au jour le réseau de dépendances qui existe au sein de ce mode de production. Marx réussit à montrer comment la plus-value est créée, qu’elle n’est non pas consommée mais intégrée à la production (accumulée) afin de produire toujours plus de marchandises et faire toujours plus de profit. Tout capitaliste qui refuserait de jouer ce jeu serait tôt ou tard mis hors course.

Du point de vue de Rosa Luxemburg, Marx laisse ouverte la question la provenance de cet argent qui permet la valorisation des marchandises issues de la production élargie, c’est-à-dire leur consommation à un prix qui assure au vendeur une plus-value. Cette dernière est pourtant une condition préalable à la transformation du capital investi dans les produits de base en davantage de capital, donc à la possibilité d’accumulation et de croissance.

C’est là que Rosa Luxemburg entre en scène. Elle affirme que dans la simplification marxienne – une société composée uniquement de capitalistes et de travailleur⋅se⋅s salarié⋅e⋅s –, une expansion des marchés serait impossible. Pour autant, elle ne rejette pas en bloc les réflexions de Marx sur le sujet ; elle s’inspire de ses résultats et tente de refaire le chemin en sens inverse, soit : de l’abstraction à la réalité. Elle y rencontre un troisième terme : les débouchés non capitalistes. Ses résultats :

« Le capitalisme comme production massive est nécessairement dépendant d’acheteurs issus des populations de paysans et artisans dans les vieux pays ainsi que de consommateurs de tous les autres pays ; de son côté, il ne peut techniquement se passer des produits de ces pays et de ces couches non capitalistes – qu’il s’agisse de moyens de production ou de moyens de subsistance. C'est ainsi que s'est développé dès le début, entre la production capitaliste et le milieu non capitaliste qui l'entoure, un ensemble de rapports grâce auxquels le capital a pu à la fois réaliser sa propre plus - value en argent pour poursuivre la capitalisation, se procurer toutes les marchandises nécessaires à l'extension de sa propre production, et enfin, en détruisant les formes de production non capitalistes, s'assurer un apport constant de forces de travail qu'il transforme en prolétaires. » [1]

Rosa Luxemburg a développé cette conception dans les grandes longueurs dans sa somme de 1913, L’Accumulation du capital. Le livre est inégal. Les 200 premières pages ne sont pas, dans l’ensemble, d’une grande originalité. Mais les sept chapitres historiques en fin de volume forment un pur chef d’œuvre.

C’est toutefois dans une œuvre ultérieure, connue sous le nom de « Critique des critiques », que sa réflexion atteint son point décisif  :

« La genèse du Capital au niveau international va historiquement de pair avec la soumission et la destruction des communautés traditionnelles dans les pays colonisés. Depuis lors, le phénomène d’accumulation s’est toujours accompagné d’une oppression de ces peuples. C’est en ruinant l’économie naturelle paysanne et patriarcale de ces pays que le capital européen ouvre la voie à l’échange et à la production de marchandises ; c’est ainsi qu’il transforme les habitants en acheteurs de marchandises capitalistes et qu’il accélère en même temps sa propre accumulation, en pillant directement les trésors et les richesses naturelles entassées par les peuples soumis. A ces méthodes s’ajoutent, depuis le début du 19e siècle, l’exportation hors d’Europe du capital accumulé et l’investissement dans les pays non capitalistes d’autres continents ; le capital trouve là, sur les ruines du mode de production indigène, de nouveaux acheteurs pour ses marchandises, et de ce fait même un nouveau champ d’accumulation. Ainsi le capitalisme ne cesse de gagner du terrain grâce à son interaction avec les couches sociales et les pays non capitalistes, en accumulant toujours plus de richesses à leurs dépens tout en les désagrégeant et les refoulant pour s’implanter à leur place. » [2]

Rosa Luxemburg écrit la « Critique des critiques » en 1915, alors qu’elle purge une peine d’un an, pour son action antimilitariste, à la « prison pour femmes » de la Barnimstraße (Berlin). Traitée en paria, personne n’ose alors imprimer ses écrits. Le livre ne paraîtra qu’en 1921, deux ans après l’assassinat de l’autrice, aux éditions Franke à Leipzig.

À propos des conséquences du mode de production capitaliste, Rosa Luxemburg écrit encore  : « À mesure qu’augmente le nombre des pays capitalistes participant à la chasse aux territoires d’accumulation et à mesure que les territoires encore exploitables se raréfient, la concurrence se fait de plus en plus acharnée et les campagnes du capital à travers le monde engendrent une série de catastrophes économiques et politiques : crises mondiales, guerres, révolutions. » [3]

Rosa Luxemburg considérait que la soumission des modes de production non capitalistes à la logique de l’exploitation du capital était un phénomène ponctuel ; on sait aujourd’hui qu’il s’agit d’un processus continu, qui imprègne tous les rapports sociaux. En affirmant que la capitalisation du monde atteindrait un jour une limite économique, elle atteignait les limites de sa propre clairvoyance.

Les analyses de Rosa Luxemburg ont influencé le discours des Non-alignés et le mouvement des femmes des années 1970. Au début des années 2000, David Harvey a montré comment « l’accumulation par dépossession » s’étend désormais aux biens communs (privatisation des services publics, de la santé, de l’éducation et de la culture, entre autres). Pour décrire cette capitalisation rampante, de nouvelles catégories ont émergé, comme celles de « colonie intérieure » et d’« accaparement des terres », et une attention croissante est portée au travail peu voire non rémunéré, comme le travail domestique ou le travail du soin (« care »).

Bien que partiellement erronée, l’idée de Rosa Luxemburg d’une limite à l’extension du capitalisme trouve aujourd’hui un écho dans le discours écologiste, comme le souligne Isabel Loureiro : « Le modèle actuel d’“accumulation par dépossession” est lié, entre autres problèmes, à un modèle agricole qui n’est pas durable : expansion des monocultures, utilisation de pesticides, dégradation des sols, déforestation, destruction de la biodiversité, gaspillage et pollution des ressources en eau, menace pour la sécurité alimentaire, augmentation des prix des denrées. » Le capital, conclut Loureiro, ne peut pas s’accumuler indéfiniment. « Mais cette limite ne vient pas, comme chez Luxemburg, de ce que le monde serait un jour entièrement capitalisé (le capitalisme venant pour ainsi dire buter contre ses frontières historiques et logiques), mais de ce que notre planète atteindra un jour ses limites naturelles. » [4]

Fußnoten
  1. Rosa Luxemburg: Die Akkumulation des Kapitals oder Was die Epigonen aus der Marxschen Theorie gemacht haben. Eine Antikritik [L’Accumulation du capital, ou Ce que les épigones ont fait de la théorie marxiste. Critique des critiques] [1915/1921] dans : Gesammelte Werke, vol. 5, Berlin, 1975, p. 429. Traduction française en libre accès sur marxists.org.
  2. Ibid., p. 429 s.
  3. Ibid., p. 430.
  4. Isabel Loureiro: Die Aktualität von Rosa Luxemburgs »Akkumulation des Kapitals« in Lateinamerika [L’actualité de L’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg en Amérique latine], dans : Jahrbuch für Forschungen zur Geschichte der Arbeiterbewegung, 2013 (II), p. 121.
Position 4

Quelle alternative au capitalisme Rosa Luxemburg aurait-elle envisagée  ?

Socialisme

La machine de croissance du capitalisme, malgré les Fridays for Future, fonctionne plus que jamais sans entrave, et pas seulement en Chine ou en Inde. D’ailleurs, un capitalisme sans croissance est inconcevable – comme l’est une croissance infinie sur une planète finie. Les tentatives historiques d’opposer un autre modèle à celui de l’exploitation capitaliste, à son œuvre destructrice de la nature et de la vie humaine, se sont malheureusement discréditées : les États socialistes du 20e siècle n’ont pas apporté la liberté, et n’ont pas eu plus d’égards pour la nature et l’environnement. Mais la crise multiple que connaît le capitalisme aujourd’hui doit nous encourager à chercher des alternatives, et l’hypothèse socialiste s’invite aujourd’hui de nouveau dans les débats. Celle-ci peut trouver un nouvel élan dans la fréquentation de l’œuvre de Rosa Luxemburg, qui toute sa vie lutta pour un socialisme vivant, ouvert à la contradiction, et démocratique de bout en bout. Elle voyait dans « l’énergie révolutionnaire la plus impitoyable et l’humanité la plus généreuse » le « vrai souffle du socialisme ».

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R comme Rosa : Episode 3 - L'ordre règne à Berlin

Rosa Luxemburg considérait le socialisme comme l’union indissoluble des libertés politiques et sociales – ce qui ne manqua pas de la mettre en conflit avec les leaders bolcheviks, Lénine et Trotsky, qui s’étaient emparés du pouvoir en Russie en octobre 1917, et avaient aboli les libertés politiques. En septembre 1918, Luxemburg écrit :

« Nous avons toujours fait la distinction entre le noyau social et la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué l’âpre noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de l’égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. »  [1]

Rien de pire ne pouvait arriver, aux yeux de Rosa Luxemburg, que de voir l’idée socialiste vidée de son sens par la pratique bolchevique du pouvoir, et ruinée dans son ambition de constituer une alternative à l’oppression, à l’exploitation et à la dégradation. Le socialisme ne pouvant pas être introduit par une porte dérobée, il est impossible d’en libérer les possibles sous la chape de plomb d’une dictature – même « de gauche ». Il faut au contraire susciter un désir de socialisme chez une majorité, et le présenter de la manière la plus transparente et accessible possible. L’attrait du socialisme ne peut s’exercer qu’à la faveur d’un grand débat public. Ainsi, les révolutions ne doivent pas, pour Luxemburg, être le fait de « partis révolutionnaires », mais du mouvement par lequel les masses impriment à la société un virage socialiste. La démocratie en est le terreau – ce n’est pas négociable. En outre, pour Luxemburg, on ne « décrète » pas le socialisme, ne serait-ce que parce que celui-ci exige comme condition préalable la liberté, qui n’est pas un cadeau qu’on reçoit d’en haut, mais une exigence qu’on cultive d’en bas.

Rosa Luxemburg a placé au centre de sa démarche politique l’alternative si souvent exprimée par Marx en comité restreint : « socialisme ou barbarie ». Si l’humanité ne trouvait pas un moyen de se libérer de la domination du profit, le genre humain tomberait irrémédiablement dans la barbarie. Après deux guerres mondiales, l’échec du socialisme d’État et la vulnérabilité de plus en plus patente du mode de production capitaliste, les axiomes de Luxemburg – lier libertés politiques et libertés sociales, penser ensemble la société et la nature – peuvent aider à imaginer une autre société.

«  La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie. Mais la démocratie socialiste ne commence pas seulement en terre promise, quand aura été créée l’infrastructure de l’économie socialiste, à titre de cadeau de Noël pour le bon peuple qui aura entre-temps fidèlement soutenu la poignée de dictateurs socialistes.  » [2]

Notes
  1. Rosa Luxemburg: Zur russischen Revolution [De la révolution russe] [septembre/octobre 1918], dans : Gesammelte Werke, vol. 4, Berlin, 1974, p. 363. Traduction française en libre accès sur marxists.org.
  2. Ibid.
Position 5

Apprendre toute sa vie

Émancipation

Pour Rosa Luxemburg, l’émancipation est la finalité du genre humain tout entier, et pas seulement d’un de ses sexes. À la suite de Marx, elle appelle à « renverser toutes les conditions dans lesquelles l’Homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisé ». Cependant, elle répugne à poser les problèmes de manière unilatérale. Pour Luxemburg, la condition préalable à l’émancipation est l’éducation – dont elle n’a pas non plus une vision unidimensionnelle : apprendre, c’est conjuguer l’acquisition de connaissances produites par la culture humaine au sens large, et le développement par l’initiative personnelle dans le cadre d’actions collectives – toutes deux impliquant des expériences positives mais aussi, et peut-être plus encore, négatives.

Pour Rosa Luxemburg, l’émancipation ne se réduit pas à l’émancipation des femmes :

« Le socialisme scientifique nous enseigne, à nous les femmes, que nous ne pouvons atteindre notre pleine libération humaine qu’en abolissant la propriété privée des moyens de production dans un système socialiste. Il nous donne donc le devoir de travailler à chaque instant à ce noble idéal, qui est le but historiquement donné au mouvement ouvrier. D’autre part, le socialisme scientifique explique aux prolétaires qu’ils ne peuvent atteindre leur but sans le soutien conscient et actif des plus larges masses féminines. Les faits ne cessent de l’affirmer : la forte et rapide féminisation du travail oblige les hommes qui travaillent pour un salaire ou une rémunération à respecter leurs alter egos féminins, et à en faire leurs alliées dans la lutte pour des conditions d’existence décentes. » [1]

Pour Luxemburg, l’émancipation n’est pas un acte qui libère une bonne fois pour toutes, encore moins un simple mot d’ordre, mais une confrontation constante – avec soi-même ainsi qu’avec toutes les facettes de la société et de la nature. Cela suppose une éducation et un apprentissage tout au long de la vie. Ce n’est qu’à travers ces efforts d’apprentissage et d’éducation constants que l’on pourra s’émanciper et changer la société.

Dans ses activités d’enseignante – par exemple dans ses cours d’économie politique à l’école centrale du SPD – Rosa Luxemburg appliquait ces principes. Son but a toujours été une plus grande autonomie de ses étudiant⋅e⋅s.

« Par ses questions et ses recherches incessantes, elle parvenait à tirer d’une classe l’essentiel des connaissances que celle-ci contenait en puissance. À partir des réponses qu’elle obtenait en toquant çà et là, elle nous laissait entendre par nous-mêmes où ça sonnait creux ; en nous interrogeant, elle sondait les arguments, nous laissant voir par nous-mêmes lesquels étaient réguliers ou biais ; et c’est toujours en questionnant qu’elle nous conduisait de la réalisation de nos erreurs à la découverte d’une solution définitive. » [2]

Pour Rosa Luxemburg, cependant, l’apprentissage ne se limite pas à l’éducation. Plus encore, il s’agit de s’émanciper du savoir empirique pour mieux concevoir ses propres forces et, non moins, ses propres faiblesses. Sans une action déterminée, il est impossible de faire des expériences au sens fort, même si celles-ci peuvent se révéler douloureuses. Plus les expériences sont faites et assimilées collectivement, plus elles deviennent productives. Ces positions ont creusé un fossé entre Rosa Luxemburg et les chefs de partis du monde entier – qui prétendent toujours, en fin de compte, savoir ce qui est le mieux pour leurs ouailles  :

« L’habile stratège ne s’aperçoit même pas que le seul “sujet” auquel incombe aujourd’hui le rôle de dirigeant, est le moi collectif de la classe ouvrière, qui revendique avec acharnement le droit de se fourvoyer et d’apprendre elle-même la dialectique de l’histoire. Et, enfin, disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur comité central”. » [3]

Luxemburg n’a de cesse de revenir à ces fondamentaux : une classe ne peut se forger une expérience commune que par la lutte – car ce n’est que dans la lutte que des individus isolés peuvent devenir une classe, donc peser politiquement. Elle rejette tout schématisme, et notamment l’idée selon laquelle les luttes pourraient être menées suivant les préconisations d’un bréviaire théorique. Selon elle, c’est « dans l’Histoire, dans le mouvement, dans la lutte qu’on apprend à lutter. »  [4]

Lorsque les dirigeants du SPD se félicitent de leurs bons résultats aux élections parlementaires de 1912, soutenant d’une seule voix que le parlementarisme est désormais la seule voie possible vers l’instauration du socialisme, Rosa Luxemburg douche l’enthousiasme général. Elle enjoint les quatre millions d’électeur⋅rice⋅s de la social-démocratie de ne pas abandonner le champ de bataille au parti : « Vous avez fait la démonstration de votre pouvoir, il va maintenant falloir apprendre à en faire usage. » [5] Rosa Luxemburg aurait probablement critiqué l’action des partis (de gauche) d'aujourd’hui. De son point de vue, les officines politiques, tant qu’elles seront autocentrées et arqueboutées sur leurs positions, ne pourront tirer les leçons nécessaires à la poursuite de leurs objectifs. La confiscation des décisions par la direction, au détriment du corps électoral et de la base militante, est donc, au sens de Rosa Luxemburg, le contraire de l’émancipation.

Notes
  1. Rosa Luxemburg : Mehr Sozialismus [Davantage de socialisme], dans : Gesammelte Werke, vol. 7/2, Berlin, 2017, p. 935.
  2. Rosi Wolfstein, 1920, cité dans : Jörn Schütrumpf (éd.): Rosa Luxemburg oder: Der Preis der Freiheit [Rosa Luxemburg, ou : le prix de la liberté], 3., éd. revue et augmentée, Berlin, 2018, p. 102.
  3. Rosa Luxemburg : Organisationsfragen der russischen Sozialdemokratie [Questions d’organisation de la social-démocratie russe], dans : Gesammelte Werke, vol. 1/2, Berlin, 1970, p. 444. Traduction française, ici légèrement mofidiée, en libre accès sur marxists.org.
  4. Rosa Luxemburg: Der politische Massenstreik und die Gewerkschaften. Rede am 1. Oktober 1910 in Hagen in der außerordentlichen Mitgliederversammlung des Deutschen Metallarbeiter-Verbandes [Grève de masse et syndicats. Discours prononcé le 1er octobre 1910 à Hagen lors de l’assemblée générale extraordinaire de l’Unionallemande des métallurgistes], dans : Gesammelte Werke, vol. 2, Berlin, 1972, p. 465.
  5. Rosa Luxemburg: Unser Wahlsieg und seine Lehren. Rede am 1. März 1912 in Bremen [Notre victoire électorale et ses enseignements. Discours prononcé le 1er mars 1912 à Brême], dans : Gesammelte Werke, vol. 3, Berlin, 1973, p. 132 s.