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Lettres

Rosa Luxemburg à Hanna-Elsbeth Stühmer

Wronke, 10 mars 1917

Un extrait de cette lettre peut être écouté ici.

Lorsque, détenue[1] dans la Barnimstraße, je suis descendue pour la première fois dans la cour dite du dispensaire pour la promenade, j’y trouvai une dame plantureuse aux vêtements raffinés, portant sur sa poitrine et à ses doigts toute une bijouterie miroitant à chacun de ses mouvements. La mine renfrognée, les lèvres pincées et le front plissé, elle tournait en rond sans répit dans la petite cour ; le regard rivé sur le sol contre lequel elle faisait claquer à grand bruit les talons de ses mules dernier cri comme en signe de protestation contre l’injustice amère du monde et de l’administration militaire. Lorsqu’elle aperçut ma personne à l’allure ordinaire, elle m’examina quelques instants d’un plissement de ses yeux myopes, puis finit par se présenter avant d’entamer sans transition le récit de sa misère. Le cas connu, classique  : des amies envieuses – une vieille histoire de vengeance – une dénonciation anonyme pour « opinions anti-allemandes » – arrestation – détention de sûreté… « Et je me retrouve enfermée dans ce trou minable, coincée ici en plein été par ce temps magnifique, moi qui ne peux me passer de la nature ! »[2] Et de me raconter que, chaque année, elle se rend à grands frais dans les Alpes tyroliennes pour y admirer les couchers de soleil. Ces couchers de soleil qui l’émeuvent aux larmes…

Aucun doute : cette dame était intimement convaincue que la nature commence dans les Alpes tyroliennes agrémentées d’un coucher de soleil du plus bel effet. Si on lui avait dit qu’ici-même, au numéro 10 de la Barnimstraße où elle tournait en rond, elle se trouvait du matin au soir au cœur de la nature, elle aurait certainement estimé que l’on se moquait d’elle. Je ne fis aucun commentaire, souris poliment et pris congé.

Mais je souhaite désormais, belle dame, vous inviter à une petite promenade en ma compagnie dans ce règne naturel miniature. Je ne connais pas vos traits gracieux, mais qu’importe ? J’en sais suffisamment pour deviner le plus doux des visages. Puis-je chanter en m’inclinant devant vous tel Leporello dans le Don Juan de Mozart lorsqu’il déploie le célèbre « catalogue » : « Noble Donia, observez, lisez donc avec moi, – observez – lisez donc avec moi !… »

La première chose qui, pendant 365 jours, s’est offerte à mon regard au lever, c’est le mur gris décrépi et sa grande inscription à demi-effacée : « Vinaigrerie Timner ». La cheminée couverte de suie de ce bâtiment fume assidument et instille à l’air de la prison une discrète odeur aigre et douceâtre qui parfois – les jours maussades – vous pique franchement la gorge. L’usine est flanquée des deux côtés d’une rangée d’immeubles colorés fort anciens aux petites fenêtres ornées de pots de géranium phtisiques, de cages de canaris et de linge de nourrisson, dont s’échappent en alternance cris d’enfants, disputes et empoignades, accords de guitare ou grésillements d’un gramophone.

Connaissez-vous, Madame, le « Phantasus » d’Arno Holz ? En voici le début :

« Le toit touchait presqu’aux étoiles,
– en bas, les bruits de la fabrique –
une vrai caserne locative,
l’orgue de barbarie pour musique.

Au rez, on servait grogs et bières,
à la cave nichait le rat,
et jusqu’au cinquième, la misère
des banlieues avait ses grabats. » [3]

Mais au-dessus de la ligne brisée de ces toits, qui sont tous orientés à l’est, se joue tous les matins le plus beau et le plus sublime des spectacles depuis la création du monde : le lever du soleil.

Fin de l’automne. 5h30 du matin. La bâtisse sommeille encore – une toute dernière seconde de calme avant que les cliquetis, les claquements, l’entrechoquement des clés et le vacarme de 500 existences humaines viennent telle une déferlante impatiente briser la digue du repos nocturne et emplir jusqu’au moindre recoin de l’immense édifice. Une toute dernière seconde. En ces derniers instants de la nuit mourante, voyez-vous là-haut sur le pignon du bâtiment la silhouette minuscule d’un oiseau scintiller, entendez-vous son doux babil ? C’est l’étourneau sansonnet qui, chaque matin, attend le grand spectacle.

Allez, ça commence ! Voyez-vous, Madame, rosir le ciel gris foncé au-dessus de la vinaigrerie Timner ? Soudain, un éclair rose monte en flèche et vient enflammer de plus en plus vivement une nuée de petits nuages jusqu’à l’incandescence. La moitié du ciel flambe déjà et agite des torches ardentes. Et au milieu, juste au-dessus de la cheminée de la vinaigrerie, le premier rayon doré transperce les flots rouge sang de sa lumière.

On dirait une ouverture wagnérienne. Tout d’abord, les violons seuls déclinent leurs gammes depuis le plus aigu, le plus ténu des sons, pour se faire de plus en plus rapides, de plus en plus pressants, – ensuite arrive le son grandiose, puissant, plein du hautbois qui entame le leitmotiv, ensuite les basses, les flûtes et les clarinettes s’invitent, puis les timbales résonnent, – enfin tutti – l’orchestre tout entier s’élève, effervescent – un triomphe, une exultation, un hymne ! … L’orchestre des couleurs joue et triomphe et exulte sans un bruit dans le ciel au-dessus des murs lugubres de la Barnimstraße. Le soleil, le soleil se lève au-dessus de la vinaigrerie Timner ! Ô soleil ancien à la jeunesse éternelle, je te salue ! Que m’importent grilles et verrous tant que tu me demeures fidèle, que j’aperçois ton visage doré ? Ne suis-je pas tout aussi libre que l’oiseau sur le faîtage, qui lui aussi t’acclame ? Et si un jour peut-être, dans l’embrasement d’une révolution russe, je suis conduite à l’échafaud, il suffira que tu éclaires mon lourd chemin pour que je gravisse mes dernières marches du même sourire enjoué que m’inspire un banquet de noces.

7 heures. Je peux désormais descendre dans la cour – que j’ai jusqu’à 10 heures pour moi toute seule. Belle dame, voulez-vous me suivre ? Une fois en bas, vous voyez un simple carré de pelouse, au milieu un grand orme solitaire et sur les côtés quelques arbustes. C’est tout. Mais quelle richesse lorsque l’on y regarde de plus près !

Ici, à vos pieds, dans l’herbe perlée de rosée, si vous voulez bien vous pencher, Madame ! Voyez-vous toutes ces feuilles de trèfle vert ? Remarquez la mateur étrange de leur chatoiement – bleuté, rosé, gris nacré. D’où peut-elle bien venir ? Chaque petite feuille est couverte d’infimes gouttelettes de rosée, la lueur oblique du matin vient s’y briser et irisent les petites feuilles des reflets de l’arc-en-ciel. Avez-vous déjà lié en petit bouquet ces simples brins de trèfle à trois feuilles ? Placés dans un petit vase ou dans un verre, ils sont du plus bel effet. Au premier abord, rien ne les distingue, mais à y regarder de plus près, chaque petite feuille est légèrement différente, tout comme on ne saurait trouver deux feuilles identiques sur un même arbre. Plus grandes ou plus petites, plus claires ou plus foncées, les petites feuilles de trèfle composent de leur ovale noble un tableau changeant et animé. Lorsque je fis parvenir pour la première fois un tel petit bouquet de feuilles de trèfle à madame la directrice en guise de salut matinal, elle me demanda par la suite, intéressée, comment je me l’étais procuré. Toutes ces dames n’ont aucune idée de ce qui pousse et fleurit dans leur propre cour et à chaque fois que j’ai produit un bouquet digne de ce nom avec les modestes moyens du bord et un peu de savoir-faire, on me demanda : mais d’où vient-il ? Depuis, ces petits bouquets de trèfle sont devenus très en vogue et j’ai observé avec joie certains matins l’une ou l’autre de ces dames se courber dans la cour et cueillir hâtivement une poignée de trèfles…

Relevez à présent vos jupes, Madame, et faisons un pas prudent dans l’herbe humide en direction de ces buissons, là-bas. Connaissez-vous le weigélia, cet arbuste d’ornement très prisé en Allemagne du Nord qui fleurit en grappes opulentes de délicates clochettes roses ? Celles-ci ne sentent rien, mais sont un délice pour les yeux et son large feuillage vert n’est pas, lui non plus, dépourvu de beauté. Comme vous le voyez, sur le haut de la plante, les jeunes feuilles s’élèvent vers le ciel roulées en fins cornets. Puis-je incliner en votre direction une branche ornée en son extrémité de tels cornets ? Veuillez regarder avec prudence à l’intérieur ! Quelqu’un dort au-dedans, caché tout au fond : une petite coccinelle rouge avec cinq points noirs sur le dos. À cette heure matinale en automne, vous découvrirez une petite coccinelle dans chaque cornet de feuille du weigélia. Le petit matin est encore trop humide et trop froid et on a l’habitude de s’abandonner au doux sommeil matinal jusqu’à ce que le soleil soit plus haut dans le ciel.

Vite, vite, laissons les branches se redresser en douceur et éloignons-nous discrètement sur la pointe des pieds pour ne pas déranger les petites dormeuses…

Allons voir le nerprun verdoyant là-bas ! Voulez-vous rompre cette petite branche fine et brune ? Vous vous en emparez vaillamment et reculez effrayée. Pouah, que c’est mou et collant ! La « fine branche » se recroqueville désormais dans l’air, contrariée par ce dérangement inopiné. Oui, Madame, pardonnez-moi ce petit tour : c’était une chenille. Et veuillez observer ce cas surprenant de mimétisme qui, en dépit de Darwin et consorts, demeure un mystère pur et simple. Vous voyez sur le nerprun, comme sur tout arbuste, différents rameaux. Les plus jeunes sont fins, couleur cannelle, lisses et luisants. Les plus anciens sont plus épais, gris-brun et sans éclat. Et maintenant le miracle : sur chaque branche est perchée une chenille de taille et de couleur correspondantes : ici, sur la jeune pousse, une mince chenille marron clair, là-bas, sur une branche plus ancienne, une plus grosse tirant sur le gris. Oui, après vous, ici, sur le côté, vous trouvez ce que l’on appelle un « gourmand », un rejet pareil à ceux qui poussent à l’automne sur les rosiers mal entretenus : une branche épaisse d’un vert blanchâtre qui s’étire au-dessus des autres avec la grâce d’un bâton. Et pardi ! S’y trouve une chenille tout aussi épaisse et du même vert blanchâtre que seul un œil aguerri saura, en s’approchant au plus près, distinguer de l’arbuste.

Qu’en dites-vous, Madame ? Ces petits insectes ne peuvent certes rien aux formes et aux couleurs qui sont les leurs, la faiseuse de miracles, c’est ici la grande « nature » ou le X auquel nous attribuons ce nom. Mais qu’ils choisissent avec une telle précision et sans miroir pour s’accrocher la branche qui s’accorde à leur robe ! On voit bien là une forme de discernement, une tentative de fraude délibérée qui relève presque du code pénal et qui surpasse même la compétence de votre petit frère en la matière ! … Ce n’est pas tout. Leur posture même, elle aussi : l’angle aigu que chaque chenille adopte pour se fixer à la branche à la manière d’une ramification, la position roide et immobile en l’air. Des trésors de raffinement sont déployés afin de tromper le regard perçant des oiseaux à l’affût dans les hauteurs.

Si l’on touche l’une de ces chenilles du doigt, elle tressaille impatiemment et des vagues rougeâtres viennent glisser sur son petit corps cylindrique telles les rougeoiements de la colère ; elle s’efforce d’échapper au plus vite à l’importun pour se figer de nouveau dans la position de fakir bouddhiste qui constitue pour elle la seule posture digne et acceptable. Nous la laissons donc en paix.

Entretemps, le soleil est déjà haut et ses rayons atteignent le petit cotonéaster là-bas près de la porte de sortie. Connaissez-vous, Madame, ce bel arbuste ornemental dont les petites feuilles semblables au myrte et brillantes comme le cuir sont ordonnées sur chaque rameau avec une telle régularité qu’elles forment une couronne de mariée prête à l’usage ? Comme une telle couronne verte siérait à votre petite tête que j’imagine parée d’une abondante chevelure brune ! Je ne suis toutefois pas la seule à apprécier ce cotonéaster : une grosse épeire diadème y a élu domicile. Voyez-vous en bas entre les branches se dresser à la verticale l’immense toile irréprochable qu’elle vient tout juste de tisser ? Quelle adresse et quelle science de l’avoir placée directement face à la lumière du soleil pour que la mouche imprudente vrombissant à tout va, éblouie par la lumière, se prenne dans le collet sans échappatoire aucune ! Avec quelle superbe clarté et quelle précision mathématique la toile traîtresse se dessine-t-elle dans l’atmosphère bleue dorée de cette matinée d’automne ! La brise joue légèrement avec l’ouvrage vacillant qui se plie et tremble sans pour autant se déchirer, tel un pont suspendu de haute montagne moderne et souple, tressé de l’acier le plus fin – un miracle d’ingénierie. Là-bas dans son coin, l’épeire diadème à gros ventre est postée repliée sur elle-même ; elle se félicite de son œuvre et attend en claquant des dents l’arrivée d’un copieux petit-déjeuner…

Maintenant que midi approche, je me saisis enfin de mon Homère et « me retire » dans ma cellule. Tout ce temps, ce cher Homère attendait patiemment sur le banc. Vous connaissez certainement l’effet merveilleux d’un bon livre que l’on a à portée de main et que l’on… ne lit pas. Si souvent, je cherche la nuit venue un bien beau livre pour qu’il m’accompagne doucement dans le sommeil. Cela dure parfois longtemps avant que je ne trouve le livre qu’il me faut. Je le pose alors sur la petite table à côté du lit et… ne le touche pas. Sa proche présence semble suffire. L’Iliade m’accompagne ainsi tous les matins lors de ma promenade dans la cour, mais je ne suis pas arrivée plus loin que la diatribe de Thersite le bossu cet automne. Quelle importance d’ailleurs ? Thersite est mort depuis longtemps, tandis que l’épeire diadème, elle, est bien vivante, et partage avec moi ce court instant d’existence que nous accordent les dieux.

Un après-midi en prison passe très vite. Maintenant, à l’automne, le jour vers 16 heures prend déjà les teintes du coucher de soleil qui approche. Et c’est précisément cette dernière heure exquise de plein soleil que choisissent chaque jour les pigeons qui nichent en face, sur l’immeuble jouxtant la vinaigrerie, pour effectuer un joyeux vol en bande. Regardez, Madame, comme ils oscillent toujours plus haut en rondes incessantes autour de l’immeuble, voyez comme ils battent bruyamment de leurs ailes dont l’intérieur blanc neige capte, à vous éblouir, la lumière du soleil ! À présent, ils se posent tous pour un moment sur le toit – tel un bouquet bigarré de grands magnolias – blanc, brun, bleu acier –, puis ils s’élèvent à nouveau dans les airs comme un seul homme et reprennent leur ronde une dizaine de fois – tous ensemble en ribambelle fidèle. Il faut bien tirer profit du jour, goûter jusqu’à la lie la douce lumière du soleil. Et un tour de plus, et encore un autre …

Entretemps, les bourdonnements, les râles, les martèlements de la grande prison atteignent leur apogée. C’est comme s’ils se surpassaient vers la fin de la journée. L’entrechoquement hâtif des clés et le fracas sont assourdissants. Enfin, un dernier signal de cloche salvateur et tonitruant : un – deux – trois – et comme coupé par de grands ciseaux, le bruit cesse. L’arrivée du silence vespéral est si subite et brusque que mes nerfs en sont secoués à chaque fois et qu’une douleur lancinante palpite sous mes tempes. Mais le calme est là désormais. La poitrine respire soulagée. La cour qui s’est tue et l’immense bâtisse silencieuse semblent tout à coup transformées, pensives, songeuses…

Vous voulez déjà me quitter, Madame ? Oh, s’il vous plaît, restez encore un peu ! Vous regardez hésitante mon sourire mutin, mes yeux tournés vers le ciel ? Oui, là-haut se prépare l’une des pièces maîtresses du programme que j’ai pris la liberté de commander pour vous … Voyez-vous là-haut – très haut dans le ciel, les petits nuages roses se rassembler ? Dieu seul sait d’où ils viennent ! Le ciel était clair et bleu et soudain il fourmille de tout petits fanions qui luisent du rose le plus tendre, – aussi paisible qu’un sourire, bien différents des nuages rouges du matin. Le sombre embrasement qui précède le lever du soleil n’est pas sans rappeler les contractions annonciatrices de l’accouchement, la sinistre tragédie du présage. Ces petits nuages du soir sont, eux, comme des enfants aux jeux innocents, comme le son de l’angélus d’une paisible église de village.

Le ciel tout entier valse et sourit en rose. Le décor est planté, la pièce peut commencer. Zirr – zirr ! Entendez-vous les sons métalliques venus d’en haut, comme une fine vis d’argent ? Et voyez-vous ces boucles foncées qui jaillissent à une hauteur vertigineuse ? Ce sont les hirondelles ! Dernières invitées de la journée, elles présentent tous les soirs d’automne sous les nuages roses leur allègre spectacle aérien avant de nous dire bon vent et de partir pour l’Égypte, pour le Mexique. Avec quelle audace et quelle liberté joyeuse elles s’élancent et fendent l’espace étincelant ! Zirr – zirr ! Leur sifflement retentit à n’en plus finir dans les hauteurs – Adieu ! Adieu ! Nous allons bientôt partir, mais nous reviendrons l’année prochaine ! Zirr – zirr ! …

Mörike prétend que les hirondelles « chantent », et ce, perchées sur un arbre. Connaissez-vous son poème « Une petite heure juste avant le jour » ? [3]

«  Alors que je dormais encore,
Une petite heure juste avant le jour
une petite hirondelle s’est mise à chanter
sur un arbre devant ma fenêtre. Je l’entendais à peine,
une petite heure juste avant le jour.

“- Écoute bien ce que je te dis,
je dénonce ton amoureux :
pendant que je m’égosille ici,
il en caresse tranquillement une autre,
une petite heure juste avant le jour !
– Oh ! Misère, n’en dis pas plus !
Tais-toi, je ne veux rien entendre !
Va-t’en, va-t’en de mon arbre !”
Ah ! Amour et fidélité, ce n’est qu’un rêve,
une petite heure juste avant le jour. » [4]

N’est-ce pas un magnifique poème ? Simple et saisissant comme une chanson populaire. Mais jamais je n’ai vu d’hirondelle chanter perchée sur un arbre. Le seul son que je connais de l’hirondelle, c’est le zirr-zirr de son spectacle aérien donné en soirée.

Et tout aussi brusquement qu’il a commencé, le spectacle prend fin. Les hirondelles ont disparu, les petits nuages roses se sont éteints. Dans la fraicheur du soir tombant, le silence du crépuscule s’abat, froid, sur la terre. Au-dessus de la vinaigrerie Timner, le visage blafard de la lune s’élève, muet. En bas dans la cour, le chat Mulle marche à pas feutrés en quête d’une proie. Il a l’air inquiétant d’un sorcier, – il me fait presque peur ; quelque chose en lui évoque les secrets de la nuit… Une ombre noire et furtive passe sans bruit devant ma fenêtre, – une chauve-souris…

La journée est terminée, finie – elle ne reviendra jamais. Elle s’enfonce comme une perle dans l’océan de l’éternité…

Belle dame, puis-je prendre votre petite main pour vous raccompagner chez vous ? Nous sommes déjà devant votre villa couverte de vigne. Je vous remercie du fond du cœur de m’avoir accordé cette gentille visite dans les halles aériennes de mon imagination et contentez-vous du peu qu’une pauvre prisonnière puisse offrir. Un roi lui-même ne saurait honorer davantage son invitée qu’en déposant à ses pieds le soleil, la lune et la terre dans sa verte splendeur. Madame, bonne nuit !

R.L.

Traduction : Anna Bodenez et Claire Lochet pour lingua∙trans∙fair

Notes de bas de page

  1. N.D.T. : Rosa Luxemburg se trouve alors en « Schutzhaft » (détention de sûreté), régime de détention autorisant en Prusse l’incarcération sans procès de personnes considérées comme représentant une menace pour l’ordre public.
  2. Sous le titre « Heiteres aus Gefängnissen » (Joyeuses anecdotes de prisons), Mathilde Jacob fera plus tard le récit de cette rencontre, entre autres : « En 1915, pendant la guerre, l’épouse de l’actuel ministre belge de la Justice [Juliette Carton de Wiart] … fut placée de manière provisoire dans la prison pour femmes de la Barnimstraße à Berlin […] Mme… souhaitait attirer l’attention de sa codétenue et siffla, dès que l’occasion s’en présenta, l’Internationale sous la fenêtre de la cellule de Rosa Luxemburg, mélodie à laquelle Rosa joignit sa voix au bout de quelques vers. Peu après cette connivence musicale, les deux prisonnières furent conduites à la promenade dans la cour de la prison et elles réussirent à obtenir de la fonctionnaire de service de pouvoir s’entretenir en dépit de la stricte interdiction en vigueur. Les promenades dans la cour de prison se répétèrent et ainsi les conversations, au grand bonheur de Mme… qui faisait tout ce qui était en son pouvoir afin de jouir de cette distraction si bienvenue dans la geôle prussienne. Une fois rentrée en Belgique peu de temps après, Mme… raconta à ses amis ses expériences en geôle. Celles-ci plurent à un rédacteur belge qui partagea cet événement intéressant avec ses lecteurs. C’est ainsi que la presse allemande publia également cette information et qu’un haut dignitaire prussien envoya un journal au contenu incriminable à la directrice de la prison de la Barnimstraße. “Quelle impertinence ! Non, les journaux mentent, s’exclama madame la directrice, et que ces mensonges sont idiots, Mme… ne parle pas un mot d’allemand, j’étais moi-même incapable de communiquer avec elle, il est tout à fait impossible qu’elle se soit entretenue au sein de ma prison.” Dans sa sainte naïveté,madame la directrice ne pouvait imaginer que Rosa Luxemburg parle aussi bien le français que l’allemand. » Cf. la revue Sozialistische Politik und Wirtschaft (Berlin), dirigée par Paul Levi, vol. 2, n° 44 du 17 juillet 1924. – Cf. également Mathilde Jacob, « Von Rosa Luxemburg und ihren Freunden in Krieg und Revolution 1914–1919 », publié et introduit par Sibylle Quack et Rüdiger Zimmermann, IWK, vol. 24, décembre 1988, n° 4, p. 465.
  3. Cf. Arno Holz, Phantasus, traduit et présenté par Huguette et René Radrizzani, Chambéry, Comp’Act, p. 121.
  4. Cf. « Une petite heure juste avant le jour » d’Eduard Mörike, traduit par Stéphane Goldet et Pierre de Rosamel, © http://www.lieder.net.
Source

Rosa Luxemburg, « Die Geheimnisse eines Gefängnishofes », in Id., Gesammelte Werke, vol. 7/2, Berlin, Karl Dietz Verlag, 2017, p. 1012-1019.