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Lettres

Rosa Luxemburg à Luise Kautsky

Zwickau, 4 septembre 1904

Un extrait de cette lettre peut être écouté ici.

Chérie,

Merci beaucoup pour la photo de Karl [Kautsky] et sa charmante dédicace ! Elle est magnifique, le premier portrait de lui vraiment bon que je voie. Les yeux, l’expression – tout est parfait. (Il n’y a que la cravate, la cravate avec ses pois blancs qui fourmillent et subjuguent littéralement ! – Une cravate de ce genre est un motif de divorce. Eh oui, les femmes – face au plus sublime des esprits, c’est d’abord la cravate qu’elles remarquent…) Cette photo me fait grand plaisir. Hier, la lettre de Grand-mère[1] est arrivée, elle écrit des choses gentilles pour me changer les idées, mais elle a bien du mal à cacher son propre désespoir. Embrasse-la de tout cœur pour moi, j’espère qu’elle a retrouvé sa bonne humeur ; ici, au moins, il fait un temps des plus délicieux.

Alors, on dirait que le monde part à vau l’eau dès que je m’en vais. Est-ce vrai, ce que je lis dans le journal ? Franziskus a démissionné[2] ? ! Mais ce serait une vraie catastrophe – un triomphe pour le cinquième état ! Est-ce qu’on ne pouvait pas l’en dissuader ? Tout ça m’a d’un coup ébranlée et abattue. Et tu ne m’écris rien d’autre là-dessus… Tu es ignoble !

C’est maintenant le soir, un petit air doux descend dans ma cellule à travers la lucarne, agite doucement mon abat-jour vert et tourne silencieusement les pages du Schiller ouvert sur ma table. Dehors, devant la prison, on ramène lentement un cheval à la maison, et ses sabots frappent le pavé d’un pas calme et cadencé dans le silence de la nuit. Au loin, à peine audibles, on entend les notes désaccordées d’une valse qu’un petit cordonnier en balade « souffle » sur son harmonica. Et dans ma tête tournent ces vers, lus quelque part il y a peu : « Blotti derrière les arbres – est ton petit jardin – roses et œillets attendent ton aimé – blotti derrière les arbres – est ton petit jardin… » Je ne comprends pas du tout le sens de ces mots, je ne sais même pas s’ils en ont un, mais avec la brise qui effleure mes cheveux comme une caresse, ils me bercent et me plongent dans un étrange état. Ce petit souffle, le traitre, m’attire et m’emporte loin d’ici – je ne sais où. La vie joue éternellement à cache-cache avec moi. J’ai toujours le sentiment qu’elle n’est pas en moi, là où je suis, mais quelque part au loin.

À la maison autrefois, je me faufilais dès le petit matin jusqu’à la fenêtre – c’est qu’il était strictement interdit de se lever avant le père –, et je l’ouvrais sans bruit pour épier ce qui se passait dehors, dans la grande cour. À vrai dire, il n’y avait pas grand-chose à voir. Tout dormait encore, un chat traversait la cour à pas de velours, des moineaux se chamaillaient dans un pépiement éhonté, et le grand Antoni était là près de la fontaine, vêtu d’une courte veste en peau de mouton qu’il portait été comme hiver, les deux mains et le menton appuyés sur le manche de son balai, une expression de profonde réflexion dans son visage tout ensommeillé et pas débarbouillé. Car cet Antoni était un homme aux aspirations élevées. Tous les soirs, une fois la porte cochère fermée, il s’asseyait dans le vestibule, sur le banc où il dormait, et il déchiffrait à voix haute, à la lueur de sa lanterne, le Bulletin officiel de la police ; cela résonnait dans la maison comme une sourde litanie. Le pur amour de la littérature était ce qui le guidait, car il ne comprenait pas un mot de ce qu’il lisait, mais il aimait les lettres pour elles-mêmes . Il n’était pas pour autant facile à satisfaire. Un jour qu’il m’avait demandé de la lecture, je lui avais donné les Débuts de la civilisation de Lubbock[3], que je venais de lire au prix d’efforts terribles – mon premier livre « sérieux » –, et au bout de deux jours, il me le rendit en m’expliquant que ce livre ne « valait rien ». Il m’a fallu à moi bien des années pour comprendre à quel point Antoni avait raison. –

Ainsi donc, Antoni commençait chacune de ses journées en s’abimant un long moment dans des méditations profondes, jusqu’à ce qu’il bâille soudain, un bâillement terrible, énorme, tonitruant, et ce bâillement libérateur voulait chaque fois dire : allez, maintenant, au travail ! J’entends encore aujourd’hui le claquement humide de son balai mouillé qu’il promenait de biais sur les pavés ; et dans son éternel souci d’esthétique, il décrivait soigneusement, sur les pourtours, des arcs de cercle délicats et réguliers qui ressemblaient à des festons de dentelle bruxelloise. Sa façon de balayer la cour était de la pure poésie. C’était aussi le plus beau moment, avant que la vie morne, bruyante, battante et stridente de la grande cour de l’immeuble ne s’éveille. La paix solennelle du petit matin recouvrait encore la trivialité du pavé ; en haut, l’or précoce du premier soleil faisait scintiller les carreaux des fenêtres fermées ; et plus haut encore, de petits nuages parfumés flottaient, portés par un souffle rosé, avant de s’en aller mouiller le ciel gris de la grande ville.

À l’époque, je croyais dur comme fer que la « vie », la « vraie » vie se trouvait là-bas quelque part au loin par-delà les toits. Et depuis je lui cours après. Mais elle se cache toujours derrière de nouveaux toits. Au fond, la vie a joué un jeu effréné avec moi, et la vraie vie, peut-être, est restée dans la cour, là-bas, là où Antoni et moi avons lu les Débuts de la civilisation pour la première fois ?

Je vous serre de tout cœur dans mes bras tous les deux,

Rosetta

Notes de bas de page
  1. Mère de Luise Kautsky.
  2. Franziskus Mehring (1846-1919), historien et écrivain, social-démocrate, rédacteur du premier numéro de L’Internationale avec Rosa Luxemburg en avril 1915, membre fondateur du Spartakus-Bund et du Parti communiste allemand (KPD).
  3. John Lubbock (1834-1913), naturaliste anglais, œuvre de 1870.
Source

Tiré de Rosa, la vie : lettres de Rosa Luxemburg, traduit par Anouk Grinberg et Laure Bernardi, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2009, p. 34-38