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La Révolution russe

I.- Nécessité de la critique

La révolution russe est sans conteste le fait le plus considérable de la guerre mondiale. La façon dont elle a éclaté, son radicalisme sans exemple, son action durable, tout cela réfute admirablement l’argument à l’aide duquel la social-démocratie allemande s’est efforcée, dès le début, de justifier la campagne de conquêtes de l’impérialisme allemand, à savoir la mission réservée aux baïonnettes allemandes de renverser le tsarisme et de délivrer ses peuples opprimés. Les dimensions formidables prises par la révolution en Russie, l’action profonde par laquelle elle a bouleversé toutes les valeurs de classe, développé tous les problèmes économiques et sociaux, et, par une marche conséquente, avec, pour ainsi dire, la fatalité d’un processus logique, elle est passée du premier stade de la république bourgeoise à des stades de plus en plus élevés – le renversement du tsarisme n’étant plus dans ce processus qu’un court épisode, presque une bagatelle – tout cela montre, clair comme le jour, que l’affranchissement de la Russie ne fut pas l’œuvre de la guerre et de la défaite militaire du tsarisme, des « baïonnettes allemandes dans des poings allemands », comme disait Kautsky, mais qu’elle avait en Russie même des racines profondes. Ce n’est pas l’aventure guerrière de l’impérialisme allemand, sous l’écusson idéologique de la social-démocratie allemande, qui a provoqué la révolution en Russie. Elle n’a fait au contraire que l’interrompre pour quelque temps, à ses débuts, après la première vague des années 1911-1913, et lui créer ensuite les conditions les plus difficiles et les plus anormales.

Mais pour tout observateur qui réfléchit, ce cours des choses est un argument de plus contre la théorie, défendue par Kautsky et tout le parti social-démocrate allemand, d’après laquelle la Russie, pays économiquement arriéré, en majeure partie agricole, ne serait pas encore mûre pour la révolution sociale. Cette théorie, qui n’admet comme possible en Russie qu’une révolution bourgeoise, d’où découle par conséquent, pour les socialistes de ce pays, la nécessité de collaborer avec le libéralisme bourgeois, est aussi celle de l’aile opportuniste du mouvement ouvrier russe, des mencheviks dirigés par Dan et Axelrod. Les uns et les autres, les opportunistes russes comme les opportunistes allemands, s’accordent entièrement, dans cette façon de comprendre la révolution russe, avec les socialistes gouvernementaux d’Allemagne. D’après eux la Révolution russe n’aurait pas dû dépasser le stade que l’impérialisme allemand, dans l’imagination de la social-démocratie, posait comme noble but à la guerre, à savoir le renversement du tsarisme. Si elle est allée au-delà, si elle s’est posé comme tâche la dictature du prolétariat, cela a été, selon cette doctrine, une simple faute de l’aile radicale du mouvement ouvrier russe, des bolcheviks ; et tous les déboires que la révolution a connus par la suite, toutes les difficultés qu’elle a rencontrées, ne sont que la conséquence de cette erreur. Théoriquement, cette doctrine, que le Vorwärts présente comme le fruit de la pensée « marxiste », aboutit à cette originale découverte « marxiste » : que la révolution socialiste est une affaire nationale et pour ainsi dire domestique, de chaque État en particulier. Dans la vapeur bleue de ce schéma abstrait, un Kautsky sait naturellement décrire en détail les relations économiques mondiales du capital, qui font de tous les États modernes un organisme indivisible. Mais la Révolution russe – fruit de l’entrelacement des relations internationales et de la question agraire – ne peut aboutir dans le cadre de la société bourgeoise.

Pratiquement, cette doctrine tend à écarter la responsabilité du prolétariat international, en premier lieu du prolétariat allemand, en ce qui concerne le sort de la Révolution russe, à nier, en un mot, les connexions internationales de cette révolution. En réalité, ce qu’ont démontré la guerre et la Révolution russe, ce n’est pas le manque de maturité de la Russie, mais l’incapacité du prolétariat allemand à remplir sa mission historique ; et faire ressortir ce fait avec toute la netteté désirable est le premier devoir d’une étude critique de la Révolution russe. En misant sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné le témoignage le plus éclatant de leur intelligence politique, de leur fidélité aux principes et de la hardiesse de leur politique. C’est en cela que se manifestent les progrès formidables réalisés par le développement capitaliste au cours de la dernière décennie. La révolution de 1905-1907 ne trouva qu’un faible écho en Europe. C’est pourquoi elle ne pouvait être qu’un début. La suite et la fin en étaient liées au développement européen.

Il est clair que seule une critique approfondie, et non pas une apologie superficielle, peut tirer de tous ces événements les trésors d’enseignement qu’ils comportent. Ce serait en effet une folie de croire qu’au premier essai d’importance mondiale de dictature prolétarienne, et cela dans les conditions les plus difficiles qu’on puisse imaginer, au milieu du désordre et du chaos d’une conflagration mondiale, sous la menace constante d’une intervention militaire de la part de la puissance la plus réactionnaire d’Europe, et en face de la carence complète du prolétariat international, ce serait une folie, dis-je, de croire que, dans cette première expérience de dictature prolétarienne réalisée dans des conditions aussi anormales, tout ce qui a été fait ou n’a pas été fait en Russie ait été le comble de la perfection. Tout au contraire, la compréhension la plus élémentaire de la politique socialiste et de ses conditions historiques nécessaires obligent à admettre que, dans des conditions aussi défavorables, l’idéalisme le plus gigantesque et l’énergie révolutionnaire la plus ferme ne peuvent réaliser ni la démocratie ni le socialisme, mais seulement de faibles rudiments de l’une et de l’autre.

Bien comprendre ce fait, avec toutes ses conséquences profondes, est un devoir élémentaire pour les socialistes de tous les pays. Car ce n’est qu’à une telle compréhension amère qu’on peut mesurer toute la responsabilité du prolétariat international en ce qui concerne le sort de la Révolution russe. D’autre part, ce n’est que de cette manière qu’apparaît l’importance décisive de l’action internationale de la révolution prolétarienne – comme une condition essentielle, sans laquelle les plus grands efforts et les plus sublimes sacrifices du prolétariat dans un seul pays doivent inévitablement tomber dans un tourbillon de contradictions et d’erreurs.

Il ne fait d’ailleurs aucun doute que c’est avec les plus grandes hésitations que Lénine et Trotsky, les cerveaux éminents qui dirigent la révolution russe, ont fait plus d’un pas décisif sur leur chemin épineux, semé de pièges de toutes sortes, et que rien ne saurait être plus éloigné de leur esprit que de voir l’Internationale accepter comme un modèle suprême de politique socialiste, ne laissant place qu’à l’admiration béate et à l’imitation servile, tout ce qu’ils ont dû faire ou ne pas faire sous la contrainte et dans le tumulte des événements.

Ce serait une erreur de craindre qu’un examen critique des voies suivies jusqu’ici par la révolution russe soit de nature à ébranler le prestige du prolétariat russe, dont le fascinant exemple pourrait seul triompher de l’inertie des masses ouvrières allemandes. Rien de plus faux. Le réveil de la combativité révolutionnaire du prolétariat allemand ne saurait être provoqué, conformément aux méthodes de la social-démocratie allemande de bienheureuse mémoire, par des moyens de suggestion collective, par la foi aveugle en quelque autorité infaillible, que ce soit celle de ses propres « instances » ou celles de l’« exemple russe ». Ce n’est pas en créant un enthousiasme artificiel, mais, au contraire, uniquement en lui faisant comprendre la terrible gravité, la complexité des tâches à accomplir, en développant sa maturité politique et sa capacité de jugement, que la social-démocratie, pendant de longues années, et sous les prétextes les plus divers, s’est efforcée d’étouffer systématiquement, que l’on pourra mettre le prolétariat allemand en mesure de remplir sa mission historique. Se livrer à une étude critique de la révolution, sous tous ses aspects, c’est le meilleur moyen d’éduquer la classe ouvrière, tant allemande qu’internationale, en vue des tâches que lui impose la situation présente.

II.- Le parti bolchevik, force motrice de la révolution russe

La première période de la révolution russe, depuis le moment où elle a éclaté, en mars, jusqu’au coup d’État d’octobre, répond exactement, dans son cours général, au schéma du développement, tant de la Révolution anglaise que de la Révolution française. C’est la forme de développement typique de tout premier grand heurt des forces révolutionnaires créées au sein de la société bourgeoise contre les chaînes de la vieille société.

Son développement se poursuit naturellement selon une ligne ascendante, en partant de débuts modérés, jusqu’à des buts de plus en plus radicaux, et, parallèlement, de la collaboration des classes et des partis à la domination exclusive du parti le plus radical.

Au début, en mars 1917, la révolution fut dirigée par les « cadets »[1], c’est-à-dire la bourgeoisie libérale. La première vague du flot révolutionnaire emporta tout : la quatrième Douma, le produit le plus réactionnaire du plus réactionnaire des systèmes électoraux, celui des quatre classes, issu du coup d’État, se transforma du jour au lendemain en un organe de la révolution. Tous les partis bourgeois, y compris les droites nationalistes, formèrent soudain un seul bloc uni contre l’absolutisme. Celui-ci s’écroula dès le premier choc, presque sans combat, comme un organe pourri qu’il suffisait de toucher du doigt pour le faire tomber. De même, la courte tentative faite par la bourgeoisie libérale pour sauver au moins la dynastie et le trône fut brisée en quelques heures. Le flot impétueux des évènements submergea en quelques jours des territoires que la Révolution française avait mis des dizaines d’années à conquérir. Il apparut ici que la Russie réalisait les résultats d’un siècle de développement européen, et, avant tout, que la révolution de 1917 était une continuation directe de celle de 1905-1907, et non un cadeau des « libérateurs allemands ». En somme, la révolution reprenait en mars 1917 au point exact où la précédente avait interrompu son œuvre, dix ans auparavant. La République démocratique était le produit tout prêt, intérieurement mûr, du premier assaut de la révolution.

Alors commença la seconde étape, la plus difficile. Dès le début, la force motrice de la révolution fut le prolétariat des villes. Mais ses revendications étaient loin d’être épuisées par l’instauration de la démocratie politique, elles portaient avant tout sur la question brûlante de la politique internationale : la paix immédiate. En même temps, la révolution se précipita sur la masse de l’armée, qui éleva la même revendication d’une paix immédiate, et sur la masse de la paysannerie, qui mit au premier plan la question agraire, ce pivot de la révolution depuis 1905.

La paix immédiate et la terre : avec ces deux mots d’ordre, la scission intérieure du bloc révolutionnaire était faite. Le premier était en contradiction absolue avec les tendances impérialistes de la bourgeoisie libérale, dont le porte-parole était Milioukov. Le second, véritable spectre pour l’aile droite de la bourgeoisie, la noblesse terrienne, était en même temps, en tant qu’attentat à la sacro-sainte propriété individuelle, un point douloureux pour l’ensemble des classes possédantes.

C’est ainsi que, au lendemain même de la première victoire de la révolution, commença dans son sein une lutte autour de ces deux questions brûlantes : la paix et la question agraire. La bourgeoisie libérale lança une tactique de diversion et de faux-fuyants. Les masses ouvrières, l’armée, les paysans, exerçaient une pression de plus en plus forte. Il ne fait aucun doute qu’à ces deux questions, celle de la paix et celle de la terre, étaient liés les destins mêmes de la bourgeoisie politique, de la république. Les classes bourgeoises qui, submergées par la première vague de la révolution, s’étaient laissées entraîner jusqu’à la forme d’État républicain, commencèrent à chercher en arrière des points d’appui pour pouvoir organiser en silence la contre-révolution. La marche sur Petrograd des cosaques de Kaledine exprima nettement cette tendance. Si ce premier assaut avait été couronné de succès, c’en était fait, non seulement de la question de la paix et de la question agraire, mais aussi du sort de la démocratie elle-même. Une dictature militaire, avec un régime de terreur contre le prolétariat, puis le retour à la monarchie, en eussent été les conséquences inévitables.

On peut mesurer par là ce qu’a d’utopique et au fond de réactionnaire la tactique suivie par les socialistes russes de la tendance Kautsky, les mencheviks. Entêtés dans leur fiction du caractère bourgeois de la révolution russe – puisque la Russie n’était pas encore mûre pour la révolution sociale ! -, ils s’accrochaient désespérément à la collaboration avec les libéraux bourgeois, c’est-à-dire à l’union forcée des éléments, qui, séparés par la marche logique, interne, du développement révolutionnaire, étaient déjà entrés en opposition violente. Les Axelrod, les Dan, voulaient à tout prix collaborer avec les classes et les partis qui menaçaient précisément des plus grands dangers la révolution et sa première conquête, la démocratie[2].

Dans cette situation, c’est à la tendance bolcheviste que revient le mérite historique d’avoir proclamé dès le début et suivi avec une logique de fer la tactique qui seule pouvait sauver la démocratie et pousser la révolution en avant. Tout le pouvoir aux masses ouvrières et paysannes, tout le pouvoir aux soviets – c’était là en effet le seul moyen de sortir de la difficulté où se trouvait engagée la révolution, c’était là le coup d’épée qui pouvait trancher le nœud gordien, tirer la révolution de l’impasse et lui ouvrir un champ de développement illimité.

Le parti de Lénine fut ainsi le seul en Russie qui comprit les vrais intérêts de la révolution ; dans cette première période, il en fut la force motrice, en tant que seul parti qui poursuivit une politique réellement socialiste.
C’est ce qui explique également pourquoi les bolcheviks, au début minorité calomniée et traquée de toutes parts, furent en peu de temps poussés à la pointe du mouvement, et purent rassembler sous leurs drapeaux toutes les masses vraiment populaires : le prolétariat des villes, l’armée, la paysannerie, ainsi que les éléments révolutionnaires de la démocratie, à savoir l’aile gauche des socialistes-révolutionnaires.

Au bout de quelques mois, la situation réelle de la révolution russe se trouva résumée dans l’alternative suivante : ou victoire de la contre-révolution ou dictature du prolétariat, ou Kaledine ou Lénine. Telle est la situation qui se produit très rapidement dans chaque révolution, une fois dissipée la première ivresse de la victoire, et qui découlait en Russie des questions brûlantes de la paix et de la terre, pour lesquelles il n’y avait pas de solution possible dans les cadres de la révolution « bourgeoise ».

La révolution russe n’a fait que confirmer par là l’enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi est la suivante: ou aller de l’avant rapidement et résolument, abattre d’une main de fer tous les obstacles, et reculer ses buts de plus en plus loin, ou être rejetée en arrière de son point de départ et écrasée par la contre-révolution. S’arrêter, piétiner sur place, se contenter des premiers résultats obtenus, cela est impossible dans une révolution. Et quiconque veut transporter dans la tactique révolutionnaire ces petites habiletés de la lutte parlementaire, montre uniquement qu’il ignore non seulement la psychologie, la loi profonde de la révolution, mais encore tous les enseignements de l’histoire.

Le cours de la Révolution anglaise de 1642 montre comment précisément les tergiversations lamentables des presbytériens, la guerre menée avec hésitation contre l’armée royale, guerre au cours de laquelle les chefs presbytériens évitèrent de propos délibéré une bataille décisive et une victoire sur Charles I°, obligèrent les Indépendants à les chasser du parlement et à s’emparer du pouvoir. Et de même, au sein de l’armée des Indépendants, ce fut la masse petite-bourgeoise des soldats, les « niveleurs » de Lilburn, qui constituèrent la force de choc de tout le mouvement indépendant ; de même qu’enfin ce furent les éléments prolétariens de la masse des soldats, ceux qui étaient les plus radicaux du point de vue social, regroupés dans le mouvement des « diggers », qui représentèrent à leur tour le levain du parti démocratique des « niveleurs ».

Sans l’action exercée par les éléments révolutionnaires prolétariens sur la masse des soldats, sans la pression de la masse démocratique des soldats sur la couche inférieure bourgeoise du parti des Indépendants, il n’y aurait eu ni « épuration » du Long Parlement, ni victoire sur l’armée des Cavaliers et sur les Ecossais, ni procès et exécution de Charles I°, ni suppression de la Chambre des Lords et proclamation de la République.

Que se passa-t-il pendant la Révolution française ? Après quatre années de luttes, la prise du pouvoir par les jacobins apparut comme le seul moyen de sauver les conquêtes de la révolution, de réaliser la République, de détruire la féodalité, d’organiser la défense révolutionnaire à l’intérieur comme à l’extérieur, d’étouffer les conspirations de la contre-révolution, d’étendre à toute l’Europe la vague révolutionnaire venue de France.

Kautsky et ses coreligionnaires politiques russes, qui voulaient que la révolution russe conservât son caractère bourgeois du début, font un pendant exact à ces libéraux allemands et anglais du siècle dernier, qui distinguaient dans la Révolution française deux périodes bien distinctes : la « bonne», celle des girondins, et la « mauvaise », et défendent une conception tout à fait plate de l’histoire, ne pouvant naturellement pas comprendre que, sans le coup d’Étatdes jacobins, même les premières conquêtes timides et incomplètes de la phase girondine auraient été bientôt ensevelies sous les ruines de la révolution. Que la seule possibilité réelle, en dehors de la dictature jacobine, telle que la posait la marche inexorable du développement historique en 1793, était, non pas une démocratie « modérée », mais la restauration des Bourbons ! Dans aucune révolution on ne peut observer le « juste milieu », car sa loi naturelle exige une décision rapide. De deux choses l’une : ou bien la locomotive escalade la côte historique à toute vapeur, ou bien, entraînée par son propre poids, elle redescend la pente jusqu’au point d’où elle était partie, entraînant avec elle dans l’abîme tous ceux qui tenteraient, à l’aide de leurs faibles forces, de la retenir à mi-chemin.

Ainsi s’explique que, dans toute révolution, le seul parti qui puisse s’emparer du pouvoir est celui qui a le courage de lancer le mot d’ordre le plus radical et d’en tirer toutes les conséquences. Ainsi s’explique le rôle pitoyable des mencheviks russes, Dan, Tseretelli, etc., qui, après avoir exercé au début une influence énorme sur les masses, ont été, après une longue période d’oscillations, où ils se débattirent des pieds et des mains pour n’avoir pas à prendre le pouvoir, ignominieusement balayés de la scène.

Le parti de Lénine a été le seul qui ait compris le devoir d’un parti vraiment révolutionnaire, et qui, par son mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux ouvriers et aux paysans ! », a fait, presque du jour au lendemain, de ce parti minoritaire, persécuté, calomnié, « clandestin », dont les chefs étaient comme Marat, obligés de se cacher dans des caves, le maître absolu de la situation[3].

Les bolcheviks ont, de même, posé immédiatement comme but à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé : non pas défense de la démocratie bourgeoise, mais dictature du prolétariat en vue de la réalisation du socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l’histoire le mérite impérissable d’avoir proclamé pour la première fois le but final du socialisme comme un programme immédiat de la politique pratique.

Tout ce qu’un parti peut apporter, en un moment historique, en fait de courage, d’énergie, de compréhension révolutionnaire et de conséquence, les Lénine, Trotsky et leurs camarades l’ont réalisé pleinement. L’honneur et la capacité d’action révolutionnaire, qui ont fait à tel point défaut à la social-démocratie, c’est chez eux qu’on les a trouvés. En ce sens, leur insurrection d’Octobre n’a pas sauvé seulement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international.

III.- Deux mots d’ordre petit-bourgeois

Les bolcheviks sont les héritiers historiques des « niveleurs » anglais et des jacobins français. Mais la tâche qui leur incombait dans la Révolution russe au lendemain de la prise du pouvoir était incomparablement plus difficile que celle de leurs devanciers[4]. Assurément, le mot d’ordre de la prise et du partage des terres par les paysans était la formule la plus brève, la plus simple et la plus lapidaire pour atteindre un double but : détruire la grande propriété foncière ; lier les paysans au gouvernement révolutionnaire. Comme mesure politique pour renforcer le gouvernement socialiste-prolétarien, c’était là une tactique excellente. Malheureusement, elle avait deux faces, et son revers, c’est que la prise directe des terres et leur partage entre les paysans n’a absolument rien de commun avec le socialisme.

La transformation socialiste de l’économie suppose, en ce qui concerne l’agriculture, deux choses :

Tout d’abord, la nationalisation de la grande propriété, comme présentant le degré techniquement le plus avancé de la concentration des moyens de production agricole, qui seule peut servir de base à l’économie socialiste dans les campagnes. Si, bien entendu, il n’est pas nécessaire d’enlever au petit cultivateur son lopin de terre et si on peut lui laisser tranquillement le soin de se convaincre par lui-même des avantages de l’exploitation collective, pour le gagner d’abord au groupement coopératif, puis au système de l’exploitation collective, toute transformation socialiste de l’économie agricole doit commencer naturellement par la grande et la moyenne propriété. Elle doit transférer, avant tout, le droit de propriété à la nation, ou, ce qui revient au même avec un gouvernement socialiste, à l’État, car cela seul garantit la possibilité d’organiser la production agricole sur une base socialiste.

Mais, deuxièmement, l’une des conditions indispensables de cette transformation, c’est de supprimer l’opposition entre l’agriculture et l’industrie, qui constitue le trait caractéristique de la société bourgeoise, pour faire place à une pénétration et à une fusion complète de ces deux branches de production, à une transformation, tant de la production agraire que de la production industrielle, selon un point de vue commun. De quelque façon qu’en soit pratiquement organisée la gestion, qu’elle soit confiée aux municipalités des villes, comme certains le proposent, ou à l’État, en tout cas, la condition préalable est une réforme réalisée d’une façon unitaire et dirigée par le centre, cette réforme supposant elle-même la nationalisation du sol. Nationalisation de la grande et moyenne propriété, union de l’industrie et de l’agriculture, telles sont les deux conditions fondamentales de toute transformation socialiste de l’économie, sans lesquelles il n’y a pas de socialisme.

Que le gouvernement des soviets en Russie n’ait pas réalisé ces réformes considérables, qui pourrait le lui reprocher ? Ce serait une mauvaise plaisanterie d’exiger ou d’attendre de Lénine et de ses amis que, dans le court intervalle de leur domination, dans le tourbillon vertigineux des luttes intérieures et extérieures, pressés de tous côtés par des ennemis sans nombre et des résistances insurmontables, ils résolvent l’un des problèmes les plus difficiles, nous pouvons même dire le plus difficile, de la transformation socialiste, ou seulement s’y attaquent. Quand nous serons au pouvoir, même en Occident et dans les conditions les plus favorables, nous nous casserons plus d’une dent sur cette noix avant d’avoir résolu même les plus simples parmi les mille difficultés complexes de cette tâche gigantesque.

Mais il y a une chose, en tout cas, qu’un gouvernement socialiste au pouvoir doit faire : c’est prendre des mesures qui aillent dans le sens de ces conditions fondamentales d’une transformation socialiste de l’agriculture. Il doit éviter tout ce qui barrerait la route conduisant à cette transformation.

Or le mot d’ordre lancé par les bolcheviks : prise immédiate et partage des terres par les paysans, devait agir précisément dans le sens inverse. Car non seulement ce n’est pas une mesure socialiste, mais elle barre la route qui y mène, elle accumule devant la transformation socialiste de l’agriculture des difficultés insurmontables.

La prise de possession des terres par les paysans, conformément au mot d’ordre bref et lapidaire de Lénine et de ses amis : « Allez et prenez la terre ! » conduisait au passage subit et chaotique de la grande propriété foncière non à la propriété sociale, mais une nouvelle propriété privée, et cela par l’émiettement de la grande propriété en une foule de petites et moyennes propriétés, de la grande exploitation relativement avancée en une quantité de petites exploitations primitives, travaillant, du point de vue technique, avec les méthodes de l’époque des pharaons. Mais ce n’est pas tout : par cette mesure et la façon chaotique, purement arbitraire, dont elle fut appliquée, les différences sociales dans les campagnes n’ont pas été supprimées, mais aggravées au contraire. Quoique les bolcheviks aient recommandé aux paysans de former des comités pour faire de la prise de possession des terres de la noblesse en quelque sorte une action collective, il est clair que ce conseil d’un caractère tout à fait général ne pouvait rien changer à la pratique véritable et aux rapports de classes à la campagne. Avec ou sans comités, ce sont les paysans riches et les usuriers, lesquels représentent la bourgeoisie rurale et détiennent, dans tous les villages russes, le pouvoir effectif, qui ont été, en réalité, les principaux profiteurs de la révolution agraire. Sans qu’il soit nécessaire de l’avoir vu de ses propres yeux, chacun peut se rendre compte que le résultat du partage des terres n’a pas été de supprimer, mais d’accroître au contraire l’inégalité sociale et économique au sein de la paysannerie et d’y aggraver les antagonismes de classes. Mais ce déplacement de forces s’est fait au détriment des intérêts prolétariens et socialistes. Autrefois, une réforme socialiste à la campagne se heurtait uniquement à la résistance d’une petite caste de grands propriétaires fonciers, tant nobles que capitalistes, ainsi que d’une petite fraction de la bourgeoisie rurale, dont l’expropriation par une masse populaire révolutionnaire n’est qu’un jeu d’enfant. Maintenant, après la prise de possession de la terre par les paysans, l’ennemi se dresse devant toute socialisation de l’agriculture, c’est une masse énorme et considérablement grossie de paysans propriétaires qui défendront de toutes leurs forces leur propriété nouvellement acquise contre toutes les atteintes du pouvoir socialiste. Maintenant, la question de la socialisation future de l’agriculture, et par conséquent de la production, en Russie, est devenue une question de lutte entre le prolétariat des villes et la masse paysanne. À quel point cet antagonisme s’est aggravé aujourd’hui, c’est ce que prouve le boycottage des villes par les paysans, lesquels conservent par devers eux les denrées alimentaires, afin d’en tirer des profits usuraires, exactement comme font les hobereaux prussiens.

Le petit paysan français était devenu le plus vaillant défenseur de la Révolution française, qui lui avait donné la terre enlevée aux émigrés. Il porta, comme soldat de Napoléon, le drapeau français à la victoire, parcourut en tous sens l’Europe entière et détruisit la féodalité dans un pays après l’autre. Il se peut que Lénine et ses amis aient attendu un effet semblable de leur mot d’ordre agraire. Mais le paysan russe, ayant pris la terre de sa propre autorité, n’a pas songé même en rêve à défendre la Russie et la révolution, à qui il la devait. Il s’est claquemuré dans sa nouvelle propriété, abandonnant la révolution à ses ennemis, l’État à la ruine et la population des villes à la famine.

La réforme agraire de Lénine a créé pour le socialisme dans les campagnes une nouvelle et puissante couche d’ennemis, dont la résistance sera beaucoup plus dangereuse et plus opiniâtre que l’était celle de l’aristocratie foncière. Si la défaite militaire a abouti à l’effondrement et à la ruine de la Russie, les bolcheviks en portent incontestablement une part de responsabilité. Les difficultés objectives de la situation, les bolcheviks les ont aggravées eux-mêmes par ce mot d’ordre, qu’ils ont mis au premier plan de leur politique, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou ce qui se cachait en réalité derrière ce mot d’ordre : le dépècement de la Russie. Cette formule, proclamée sans cesse avec une obstination dogmatique, du droit des différentes nations de l’empire russe à décider elles-mêmes de leur propre sort, «  jusque et y compris leur séparation complète d’avec la Russie », était un cri de guerre particulier de Lénine et ses amis dans leur lutte contre l’impérialisme, tant celui de Milioukov que celui de Kerensky. Elle fut l’axe de leur politique intérieure après le coup d’État d’octobre. Elle constitua toute la plate-forme des bolcheviks à Brest-Litovsk, la seule arme qu’ils eussent à opposer à la puissance de l’impérialisme allemand.

Ce qui frappe, tout d’abord, dans l’obstination et l’entêtement avec lesquels Lénine et ses amis se sont tenus à ce mot d’ordre, c’est qu’il est en contradiction flagrante, tant avec le centralisme, si souvent affirmé, de leur politique, qu’avec leur attitude à l’égard des autres principes démocratiques. Tandis qu’ils faisaient preuve du mépris le plus glacial à l’égard de l’Assemblée constituante, du suffrage universel, de la liberté de la presse et de réunion, bref de tout l’appareil des libertés démocratiques fondamentales des masses populaires, libertés dont l’ensemble constituait le « droit de libre détermination » en Russie même, ils faisaient de ce droit des peuples à disposer d’eux-mêmes un noyau de la politique démocratique, pour l’amour duquel il fallait faire taire toutes les considérations pratiques de la critique réaliste. Alors qu’ils ne s’en laissaient imposer en rien par le vote populaire pour l’Assemblée constituante en Russie, vote émis sur la base du suffrage le plus démocratique du monde et dans la pleine liberté d’une république populaire, et que, pour de froides considérations critiques, ils en déclaraient les résultats simplement nuls et non avenus, ils défendaient à Brest-Litovsk le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme le vrai palladium de toute liberté et de toute démocratie, quintessence inaltérée de la volonté des peuples, et comme l’instance décisive suprême dans la question du sort politique des nations.
La contradiction, qui est ici flagrante, est d’autant plus incompréhensible que, dans les formes démocratiques de la vie politique de tous les pays, il s’agit effectivement, comme nous le verrons encore plus loin, de bases extrêmement précieuses et même indispensables de la politique socialiste, alors que ce fameux droit des peuples à disposer d’eux-mêmes n’est qu’une phrase creuse, une foutaise petite-bourgeoise.

Que signifie ce droit en effet ? C’est un principe élémentaire de la politique socialiste, qu’elle combat, comme toute sorte d’oppression, celle d’une nation par une autre. Si, malgré tout, des hommes politiques aussi réfléchis que Lénine, Trotsky et leurs amis, qui n’ont que haussements d’épaules ironiques pour des mots d’ordre utopiques tels que « désarmement », « Société des Nations », etc., ont fait cette fois leur cheval de bataille d’une phrase creuse du même genre, cela est dû, nous semble-t-il, à une sorte de politique d’opportunité. Lénine et ses amis comptaient manifestement sur le fait qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de gagner à la cause de la révolution les nombreuses nationalités allogènes que comptait l’empire russe que de leur accorder, au nom de la révolution et du socialisme, le droit absolu de disposer de leur propre sort. C’était une politique analogue à celle que les bolcheviks adoptaient à l’égard des paysans russes, qu’ils pensaient gagner à l’aide du mot d’ordre de prise de possession directe des terres et lier ainsi au drapeau de la révolution et du gouvernement prolétarien. Malheureusement, dans un cas comme dans l’autre, le calcul s’est révélé entièrement faux : tandis que Lénine et ses amis espéraient manifestement que, parce qu’ils avaient été les défenseurs de la liberté nationale, et cela jusqu’à la séparation complète, la Finlande, l’Ukraine, la Pologne, la Lituanie, les pays baltes, le Caucase, etc., deviendraient autant d’alliés fidèles de la Révolution russe, nous avons précisément assisté au spectacle inverse : l’une après l’autre, toutes ces « nations » utilisèrent la liberté qu’on venait de leur octroyer pour s’allier à l’impérialisme allemand contre la Révolution russe. L’intermède avec l’Ukraine à Brest-Litovsk, qui a amené un tournant décisif des négociations et de toute la situation politique, tant intérieure qu’extérieure, des bolcheviks, en est un exemple frappant. L’attitude de la Finlande, de la Pologne, de la Lituanie, des pays baltes, et des nations du Caucase, montre de la façon la plus convaincante que nous n’avons pas affaire ici à une exception fortuite, mais à un phénomène typique.

Assurément, dans tous les cas, ce ne sont pas les « nations » qui ont fait cette politique réactionnaire, mais seulement les classes bourgeoises et petites-bourgeoises, qui, en opposition complète avec les masses prolétariennes de leur pays, ont fait de ce « droit des peuples à disposer » un instrument de leur politique contre-révolutionnaire. Mais – et nous touchons ici au nœud du problème -, le caractère utopique, petit-bourgeois, de ce mot d’ordre nationaliste consiste précisément en ceci, que, dans la dure réalité de la société de classes, surtout dans une période d’antagonismes extrêmes, il se transforme en un moyen de domination de la classe bourgeoise. Les bolcheviks devaient apprendre à leurs dépens et à ceux de la révolution que, sous le règne du capitalisme, il n’y a pas de libre détermination des peuples, que, dans une société de classes, chaque classe de la nation cherche à se « déterminer » d’une manière différente, que, pour les classes bourgeoises, les considérations de liberté nationale passent complètement après celles de la domination de classe. La bourgeoisie finlandaise, comme la petite-bourgeoise ukrainienne, étaient entièrement d’accord pour préférer la domination allemande à la liberté nationale, dès que celle-ci devait être liée au danger du « bolchevisme ».

L’espoir de changer ces rapports réels de classes en leur contraire au moyen des « plébiscites », qui constituaient le principal objet des délibérations de Brest-Litovsk, et, en se basant sur les sentiments de la masse populaire, d’obtenir un vote en faveur du rattachement à la Révolution russe, cet espoir témoignait, s’il était sincère, d’un optimisme incompréhensible de la part de Lénine et de Trotsky ; s’il n’était qu’une manœuvre tactique dans la lutte avec la politique de force allemande, c’était un jeu dangereux. Même sans l’occupation militaire allemande, le fameux « plébiscite », à supposer qu’on en serait venu là dans les pays limitrophes, eût, vu l’état d’esprit de la masse paysanne et des couches importantes de prolétaires encore indifférents, les tendances réactionnaires de la petite-bourgeoise et les mille moyens dont disposait la bourgeoisie pour influencer le vote, donné partout un résultat dont les bolcheviks n’eussent pas eu lieu de se féliciter. On peut, dans ces problèmes de plébiscite sur la question nationale, admettre comme une règle absolue que les classes dominantes s’arrangent ou bien pour l’empêcher, quand il ne fait pas leur jeu, ou, s’il y a lieu, pour en influencer les résultats à l’aide de toutes les manœuvres qui font précisément que nous ne pourrons jamais introduire le socialisme par voie de plébiscite.

Le fait que la question des revendications et tendances nationales ait été jetée en plein milieu des luttes révolutionnaires, et, par le traité de Brest-Litovsk, portée au premier plan et même considérée comme le « schibboleth[5] » de la politique socialiste et révolutionnaire, ce fait a jeté le plus grand trouble dans les rangs du socialisme et a ébranlé les positions du prolétariat précisément dans les pays limitrophes. En Finlande, le prolétariat socialiste, aussi longtemps qu’il luttait en tant que partie intégrante de la phalange révolutionnaire de Russie, avait déjà conquis une position dominante. Il possédait la majorité à la Diète, dans l’armée, il avait réduit la bourgeoisie à une impuissance complète, et était maître de la situation dans le pays. L’Ukraine russe avait été, au début du siècle, alors que les folies du « nationalisme ukrainien », avec les « Karbovantse » et les « Universals[6] » de même que le « dada » de Lénine d’une « Ukraine indépendante » n’avaient pas encore été inventés, la forteresse du mouvement révolutionnaire russe. C’est de là, de Rostov, d’Odessa, de la région du Don, qu’avaient jailli les premiers torrents de lave de la révolution (dès les années 1902-1904), qui embrasèrent rapidement toute la Russie du Sud, préparant ainsi l’explosion de 1905. Le même phénomène se reproduisit dans la révolution actuelle, où le prolétariat de la Russie du Sud fournit les troupes d’élite de la phalange prolétarienne. La Pologne et les États baltes étaient, depuis 1905, les foyers les plus ardents et les plus sûrs de la révolution, où le prolétariat socialiste joue un rôle prépondérant.

Comment se fait-il que, dans ces pays, la contre-révolution ait brusquement triomphé ? C’est que, précisément, le mouvement nationaliste a, en le détachant de la Russie, paralysé le prolétariat, et l’a livré à la bourgeoisie nationale. Au lieu de viser, selon l’esprit même de la nouvelle politique internationale de classe, qu’ils représentaient par ailleurs, à grouper en une masse la plus compacte possible les forces révolutionnaires sur tout le territoire de l’empire russe, en tant que territoire de la révolution, d’opposer, en tant que commandement suprême de leur politique, la solidarité des prolétaires de toutes les nationalités à l’intérieur de l’empire russe à toutes les séparations nationalistes, les bolcheviks ont, par leur mot d’ordre nationaliste retentissant du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, jusque et y compris la séparation complète », fourni à la bourgeoisie, dans tous les pays limitrophes, le prétexte le plus commode, on pourrait même dire la bannière, pour leur politique contre-révolutionnaire. Au lieu de mettre en garde les prolétaires dans les pays limitrophes contre tout séparatisme, comme piège de la bourgeoisie, ils ont, au contraire, par leur mot d’ordre, égaré les masses, les livrant ainsi à la démagogie des classes possédantes. Ils ont, par cette revendication nationaliste, provoqué, préparé eux-mêmes, le dépècement de la Russie, et mis ainsi aux mains de leurs propres ennemis le poignard qu’ils devaient plonger au cœur de la Révolution russe.

Certes, sans l’aide de l’impérialisme allemand, sans « les crosses allemandes dans les poings allemands », écrivait la Neue Zeit de Kautsky, jamais les Lubinsky et autres canailles de l’Ukraine, jamais les Erich, les Mannerheim[7] en Finlande, et les barons baltes, ne seraient venus à bout des masses prolétariennes socialistes de leur pays. Mais le séparatisme national fut le cheval de Troie, grâce auquel les « camarades » allemands ont été introduits, fusil au poing, dans tous ces pays. Certes, ce sont les antagonismes de classes réels et les rapports de forces militaires qui ont amené l’intervention de l’Allemagne. Mais ce sont les bolcheviks qui ont fourni l’idéologie à l’aide de laquelle on masque cette campagne de la contre-révolution, renforçant ainsi les positions de la bourgeoisie et affaiblissant celles du prolétariat. La meilleure preuve en est l’Ukraine, qui devait jouer un rôle si néfaste dans les destinées de la Révolution russe. Le nationalisme ukrainien était en Russie quelque chose de tout à fait différent de ce qu’était par exemple le nationalisme tchèque, polonais ou finlandais, une simple lubie, une sorte de manie de quelques douzaines d’intellectuels petits-bourgeois, n’ayant aucune base dans les conditions économiques, politiques ou intellectuelles du pays, ne s’appuyant sur aucune tradition historique, étant donné que l’Ukraine n’a jamais constitué une nation ou un État indépendant, n’a jamais possédé une culture nationale, en dehors de quelques poésies romantico-réactionnaires, et n’eût par conséquent pas pu devenir un organisme politique sans le cadeau de baptême du « droit des peuples à disposer d’eux mêmes »[8].

Cette sorte de phraséologie a parfois dans l’histoire des luttes de classes une importance très réelle. C’est une véritable fatalité pour le socialisme que, dans cette guerre mondiale, il lui ait été réservé de fournir des mots d’ordre à la politique contre-révolutionnaire. Au moment de la déclaration de guerre, la social-démocratie allemande se hâta de couvrir le brigandage de l’impérialisme allemand d’un manteau idéologique tiré du magasin d’accessoires du marxisme, en déclarant qu’elle était la guerre de libération contre le tsarisme russe que souhaitaient nos vieux maîtres. Avec le mot d’ordre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il était réservé aux adversaires des socialistes de gouvernement, aux bolcheviks, d’apporter de l’eau au moulin de la contre-révolution et de fournir ainsi un prétexte idéologique, non seulement pour l’écrasement de la Révolution russe elle-même, mais pour la liquidation contre-révolutionnaire projetée de la guerre mondiale. Sous ce rapport, nous avons de bonnes raisons d’examiner de très près la politique des bolcheviks. Le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », accouplé à la « Société des Nations » et au « désarmement », par la grâce de Wilson, est le cri de guerre sous lequel se déroulera le conflit imminent entre le socialisme international et le monde bourgeois. Il est clair que ce mot d’ordre et toute l’idéologie nationale, qui constituent actuellement le plus grand danger pour le socialisme international, ont reçu précisément de la Révolution russe et des négociations de Brest-Litovsk un renforcement extraordinaire. Nous aurons encore à nous occuper en détail de cette plate-forme. Les conséquences tragiques de ce mot d’ordre dans la Révolution russe, aux épines duquel les bolcheviks devaient se prendre et s’écorcher jusqu’au sang, doivent servir au prolétariat international d’avertissement.

De tout cela est sortie la dictature de l’Allemagne. Du traité de Brest-Litovsk au « traité annexe» ! Les 200 victimes expiatoires de Moscou. C’est de là que sont venus la terreur et l’écrasement de la démocratie.

IV.- La dissolution de l’Assemblée constituante

Nous allons examiner cela de plus près, d’après quelques exemples.

Un fait qui a joué un rôle prépondérant dans la politique des bolcheviks, c’est la fameuse dissolution de l’Assemblée constituante en novembre 1917. Cette mesure a exercé une influence décisive sur toute leur attitude ultérieure, elle fut en quelque sorte le point crucial de leur tactique. C’est un fait que Lénine et ses amis, jusqu’à leur victoire d’octobre, exigeaient avec fureur la convocation de l’Assemblée constituante, et que la politique d’atermoiements du gouvernement Kerensky sur ce point était un de leurs principaux griefs contre ce gouvernement qui leur fournissait un motif d’attaques extrêmement violentes. Dans son étude intitulée De la révolution d’Octobre au traité de Brest-Litovsk, Trotsky dit même que le coup d’État d’Octobre a été en fait « le salut pour la Constituante », comme pour la révolution, en général. « Et quand nous disions, poursuit-il, que la voie d’accès vers la Constituante passait, non par le pré-parlement de Tseretelli, mais par la prise du pouvoir par les soviets, nous étions tout à fait sincères. »

Et voilà qu’après ces déclarations le premier acte de Lénine, au lendemain de la révolution d’Octobre, fut précisément de dissoudre cette même Assemblée constituante dont elle devait être la voie d’accès ! Quels sont les motifs qui ont amené cette volte-face si stupéfiante ? Trotsky s’en explique longuement dans l’ouvrage susmentionné, et nous allons rapporter ici ses arguments :

« Si les mois qui précédèrent la révolution d’Octobre furent une période de poussée à gauche des masses et d’afflux irrésistible des ouvriers, soldats et paysans, du côté des bolcheviks, ce mouvement se manifesta au sein du parti socialiste-révolutionnaire par le renforcement de l’aile gauche aux dépens de la droite. Cependant, dans les listes du parti, dominaient encore pour les trois quarts des vieux noms de l’aile droite…

« À cela s’ajoutait encore cette circonstance que les élections elles-mêmes eurent lieu pendant les premières semaines qui suivirent la révolution d’Octobre. La nouvelle du changement qui s’était produit se répandit d’une façon relativement lente, en cercles concentriques, de la capitale à la province, et des villes aux villages. Dans beaucoup d’endroits, les masses paysannes étaient très peu au courant de ce qui se passait à Petrograd et à Moscou. Elles votèrent pour le groupe « Terre et Liberté » et pour leurs
représentants dans les comités agraires, qui étaient, pour la plupart, des partisans des « Narodniki ».

« Mais, par là, elles votaient en même temps pour Kerensky et Avxentief, qui avaient dissous ces mêmes comités et fait arrêter leurs membres… Cet état de choses permet de comprendre à quel point la Constituante était restée en arrière du développement de la lutte politique et des changements réalisés dans le rapport des forces entre les différents partis. »

Tout cela est on ne peut mieux et très convaincant. Seulement, on ne peut que s’étonner que des gens aussi intelligents que Lénine et Trotsky ne soient pas arrivés à la conclusion tout indiquée qui découlait des faits ci-dessus. Etant donné que l’Assemblée constituante avait été élue longtemps avant le tournant décisif d’Octobre et reflétait dans sa composition l’image du passé périmé et non pas le nouvel état de choses, la conclusion s’imposait d’elle-même qu’il fallait casser cette Constituante surannée, donc mort-née, et prescrire sans tarder de nouvelles élections en vue d’une nouvelle Constituante ! Ils ne pouvaient ni ne voulaient confier le sort de la révolution à une Assemblée qui représentait la Russie de Kerensky, la période d’hésitations et de coalition avec la bourgeoisie. Parfait ! Il ne restait plus, dès lors, qu’à convoquer immédiatement à sa place une assemblée issue de la Russie rénovée et plus avancée.

Au lieu de cela, Trotsky conclut de l’insuffisance particulière de l’Assemblée constituante réunie en octobre à l’inutilité absolue de toute Assemblée constituante, en général, et, même, il va jusqu’à nier la valeur de toute représentation populaire issue d’élections générales en période de révolution.

« Grâce à la lutte ouverte et directe pour le pouvoir, les masses laborieuses accumulent en peu de temps une expérience politique considérable, et montent rapidement, dans leur évolution, d’un degré à l’autre. Le lourd mécanisme des institutions démocratique est d’autant plus incapable de suivre cette évolution que le pays est plus grand et son outillage technique plus imparfait. » (Trotsky.)

Nous voilà déjà arrivés au « mécanisme des institutions démocratiques » en général. À cela on peut objecter tout d’abord que cette appréciation des institutions représentatives exprime une conception quelque peu schématique et rigide, que contredit expressément l’expérience de toutes les époques révolutionnaires du passé. D’après la théorie de Trotsky, toute assemblée élue ne reflète une fois pour toutes les idées, la maturité politique et l’état d’esprit du corps électoral que juste au moment où il se rend aux urnes. Ainsi l’assemblée démocratique serait toujours le reflet de la masse à l’époque des élections, tout comme, d’après Herschel[9], le ciel étoilé nous montre les astres, non pas tels qu’ils sont au moment où nous les contemplons, mais tels qu’ils étaient au moment ou ils envoyaient leurs rayons d’une distance incommensurable sur la Terre. Ce qui revient à nier complètement tout lieu vivant entre les élus et leurs électeurs, toute influence réciproque des uns sur les autres.

Cette conception est en contradiction complète avec toute l’expérience de l’histoire. Celle-ci nous montre, au contraire, que le fluide vivant de l’opinion populaire baigne constamment les corps représentatifs, les pénètre, les dirige. Sinon comment expliquer que, dans tous les parlements bourgeois, nous assistons de temps à autre aux plus réjouissantes cabrioles des « représentants du peuple », qui, animés soudain d’un « esprit nouveau », font entendre des accents tout à fait inattendus, que, de temps à autre, les momies les plus desséchées prennent des airs de jeunesse, et que les Scheidemann de tout acabit trouvent tout à coup dans leur poitrine des accents révolutionnaires, quand la colère gronde dans les usines, dans les ateliers et dans les rues ?

Et cette action vivante et permanente des masses sur les corps élus devrait s’arrêter juste en période de révolution devant le schéma figé des enseignes de partis et des listes de candidats ? Tout au contraire ! La révolution crée précisément, par la flamme qui ranime, cette atmosphère politique vibrante, impressionnable, où les vagues de l’opinion publique, le pouls de la vie populaire, agissent instantanément et de la façon la plus admirable sur les corps représentatifs. C’est ce qui explique les scènes émouvantes bien connues au début de toutes les révolutions, où l’on voit des parlements réactionnaires ou très modérés, élus sous l’ancien régime par un suffrage restreint, se transformer soudain en porte-parole héroïques de la révolution, en organes de l’insurrection. L’exemple classique, c’est le fameux « Long parlement » en Angleterre, qui, élu et réuni en 1642, resta sept ans en fonctions, et refléta successivement tous les changements de l’opinion publique, des rapports des classes, du développement de la révolution, jusqu’à son point culminant, depuis la timide escarmouche du début avec la Couronne sous le contrôle d’un speaker «  à genoux », jusqu’à la suppression de la Chambre des Lords, l’exécution de Charles I° et la proclamation de la république !

Et cette même transformation merveilleuse ne s’est-elle pas reproduite dans les états généraux de France, dans le parlement censitaire de Louis-Philippe, et même – le dernier exemple, le plus frappant, que Trotsky avait à sa portée – dans la quatrième Douma, qui, élue en l’an de grâce 1909, sous la domination la plus figée de la contre-révolution, se sentit animée soudain, en 1917, du souffle ardent de l’insurrection et devint le point de départ de la révolution !

Tout cela montre que «  le lourd mécanisme des institutions démocratiques » trouve un correctif puissant précisément dans le mouvement vivant des masses, dans leur pression continue. Et plus l’institution est démocratique, plus le pouls de la vie politique des masses est vivant et fort, et plus directe et précise est l’action exercée par elles, en dépit du caractère figé des programmes des partis et du caractère périmé des listes de candidats, etc. Assurément toute institution démocratique, comme toute les institutions humaines d’ailleurs, a ses limites et ses défauts. Mais le remède inventé par Lénine et Trotsky, qui consiste à supprimer la démocratie en général, est pire que le mal qu’il est censé guérir : il obstrue en effet la seule source vivante d’où peuvent sortir les moyens de corriger les insuffisances congénitales des institutions sociales, à savoir la vie politique active, libre, énergique, de larges masses populaires.

Prenons un autre exemple frappant : le suffrage élaboré par le gouvernement des soviets. On ne voit pas très bien quelle portée pratique on lui attribue. De la critique que font Trotsky et Lénine des institutions démocratiques, il ressort qu’ils repoussent en principe les représentations nationales émanant d’élections générales et ne veulent s’appuyer que sur les soviets. Mais alors pourquoi a-t-on proclamé le suffrage universel ? C’est ce qu’on ne voit pas très bien. D’ailleurs, autant que nous sachions, ce suffrage universel n’a jamais été appliqué : on n’a jamais entendu parler d’élections à aucune sorte de représentation populaire faite sur cette base. Il est plus probable qu’il n’est resté qu’un droit théorique, existant uniquement sur le papier, mais, tel qu’il est, il n’en constitue pas moins un produit très remarquable de la théorie bolcheviste de la dictature. Tout droit de vote, comme d’ailleurs tout droit politique, doit être mesuré, non pas d’après des schémas abstraits de justice et autres mots d’ordre tirés de la phraséologie bourgeoise-démocratique, mais d’après les conditions économiques et sociales, pour lesquelles il est fait. Le suffrage élaboré par le gouvernement des soviets est précisément calculé en vue de la période de transition de la forme de société bourgeoise-capitaliste à la forme de société socialiste, en vue de la période de dictature du prolétariat. Conformément à l’interprétation de cette dictature, que représentent Lénine et Trotsky, ce droit n’est accordé qu’à ceux qui vivent de leur propre travail, et refusé aux autres.

Or il est clair qu’un pareil système électoral n’a de sens que dans une société qui est aussi, économiquement, en état de permettre à tous ceux qui veulent travailler de vivre d’une façon digne et convenable de leur propre travail. Est-ce le cas de la Russie actuelle ? Étant donné les difficultés énormes contre lesquelles a à lutter la Russie, séparée du marché mondial et coupée de ses principales sources de matières premières, étant donnés la désorganisation épouvantable de la vie économique, le bouleversement total des rapports de production, par suite des transformations des rapports de propriété dans l’agriculture comme dans l’industrie et le commerce, il est évident qu’un nombre considérable d’existences sont tout à coup déracinées, jetées hors de leur voie, sans aucune possibilité matérielle de trouver dans le mécanisme économique quelque emploi que ce soit pour leur force de travail. Cela ne s’applique pas seulement à la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers, mais encore aux larges couches de la classe moyenne et à la classe ouvrière elle-même. Car c’est un fait que l’effondrement de l’industrie a provoqué un reflux en masse du prolétariat des villes à la campagne, où il cherche à s’employer dans l’agriculture. Dans de telles conditions, un suffrage politique qui a pour condition économique l’obligation pour tous de travailler est une mesure absolument incompréhensible. Elle a pour but, dit-on, d’enlever les droits politiques aux seuls exploiteurs. Et tandis que des forces de travail productives sont déracinées en masse, le gouvernement des soviets se voit obligé, au contraire, dans un grand nombre de cas, de remettre pour ainsi dire en ferme l’industrie nationale aux anciens propriétaires capitalistes. De même, en avril 1918, il s’est vu contraint de conclure un compromis avec les coopératives de consommation bourgeoises. En outre, l’utilisation des techniciens bourgeois s’est révélée indispensable. Une autre conséquence de ce phénomène est que des couches croissantes du prolétariat, telles que les gardes rouges, etc., sont entretenues par l’État à l’aide des fonds publics. En réalité, ce système prive de leurs droits des couches croissantes de la petite-bourgeoise et du prolétariat, pour lesquelles l’organisation économique ne prévoit aucun moyen d’exercer l’obligation au travail.

Un système électoral, qui fait du droit de vote un produit utopique de l’imagination, sans aucun lien avec la réalité sociale, est une pure absurdité. Et c’est pourquoi ce n’est pas un instrument sérieux de la dictature prolétarienne. C’est un anachronisme, une anticipation de la situation juridique qui pourrait se concevoir dans une économie socialiste déjà réalisée, mais non pas dans la période transitoire de la dictature prolétarienne.

Lorsque toute la classe moyenne, les intellectuels bourgeois et petits-bourgeois, au lendemain de la Révolution d’octobre, boycottaient pendant des mois le gouvernement des soviets paralysaient les communications par chemins de fer, par postes et télégraphes, l’enseignement, l’appareil administratif, se révoltant ainsi contre le gouvernement ouvrier, alors toutes les mesures de pression contre eux, retrait des droits politiques, de moyens d’existence économique, etc., s’imposaient bien entendu pour briser leur résistance avec un poing de fer. C’est en cela que se manifestait justement la dictature socialiste, laquelle ne doit reculer devant aucun moyen de contrainte pour imposer certaines mesures dans l’intérêt de la collectivité. Par contre, un système électoral qui prononce contre de vastes couches de la société une privation générale de droits, qui les met politiquement hors des cadres de la société, alors qu’il est lui-même hors d’état de leur faire économiquement une place à l’intérieur de ces cadres, une privation de droits qui n’est pas une mesure concrète en vue d’un but concret, mais une règle générale d’effet durable, ce n’est pas une nécessité de la dictature, mais une improvisation non viable[10].

Mais avec cela la question est loin d’être épuisée : nous n’avons pas fait entrer en ligne de compte la suppression des principales garanties démocratiques d’une vie publique saine et de l’activité politique des masses ouvrières : libertés de la presse, d’association et de réunion, qui ont été entièrement supprimées pour tous les adversaires du gouvernement des soviets. Pour justifier la suppression de ces droits, l’argumentation de Trotsky sur la lourdeur des corps élus démocratiques est tout à fait insuffisante. Par contre, c’est un fait absolument incontestable que, sans une liberté illimitée de la presse, sans une liberté absolue de réunion et d’association, la domination des larges masses populaires est inconcevable.

Lénine dit : l’État bourgeois est un instrument d’oppression de la classe ouvrière, l’État socialiste un instrument d’oppression de la bourgeoisie. C’est en quelque sorte l’État capitaliste renversé sur la tête. Cette conception simpliste oublie l’essentiel  : c’est que si la domination de classe de la bourgeoisie n’avait pas besoin d’une éducation politique des masses populaires, tout au moins au-delà de certaines limites assez étroites, pour la dictature prolétarienne, au contraire, elle est l’élément vital, l’air sans lequel elle ne peut vivre.
«  Grâce à la lutte ouverte et directe pour le pouvoir, les masses laborieuses accumulent en peu de temps une expérience politique considérable, et montent rapidement, dans leur évolution, d’un degré à l’autre. »

Ici, Trotsky se réfute lui-même, et réfute en même temps ses propres amis. C’est justement parce que cela est vrai qu’ils ont, en supprimant toute vie publique, obstrué eux-mêmes la source de l’expérience politique et des progrès du développement. Ou faut-il admettre que l’expérience et le développement étaient nécessaires jusqu’à la prise du pouvoir par les bolcheviks, mais qu’à ce moment-là ils avaient atteint leur apogée et devenaient désormais superflus ? (Discours de Lénine : La Russie est plus que mûre pour le socialisme ! ! !)

En réalité, c’est tout le contraire. Précisément les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks se sont attelés avec courage et résolution nécessitaient l’éducation politique des masses la plus intense et une accumulation d’expérience qui n’est pas possible sans liberté politique[11].

La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la «  justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la «  liberté » devient un privilège.

La condition que suppose tacitement la théorie de la dictature selon Lénine et Trotsky, c’est que la transformation socialiste est une chose pour laquelle le parti de la révolution a en poche une recette toute prête, qu’il ne s’agit plus que d’appliquer avec énergie[12]. Par malheur- ou, si l’on veut, par bonheur -, il n’en est pas ainsi. Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait plus qu’à appliquer, la réalisation pratique du socialisme en tant que système économique, juridique et social, est une chose qui reste complètement enveloppée dans les brouillards de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs qui montrent la direction générale dans laquelle il faut s’engager, indications d’ailleurs d’un caractère surtout négatif. Nous savons à peu près ce que nous aurons à supprimer tout d’abord pour rendre la voie libre à l’économie socialiste. Par contre, de quelle sorte seront les mille grandes et petites mesures concrètes en vue d’introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, là, aucun programme de parti, aucun manuel de socialisme ne peut fournir de renseignement. Ce n’est pas une infériorité, mais précisément une supériorité du socialisme scientifique sur le socialisme topique, que le socialisme ne doit et ne peut être qu’un produit historique, né de l’école même de l’expérience, à l’heure des réalisations, de la marche vivante de l’histoire, laquelle out comme la nature organique dont elle est en fin de compte une partie, a la bonne habitude de faire naître toujours avec un besoin social véritable, les moyens de le satisfaire, avec le problème sa solution. Mais s’il en est ainsi, il est clair que le socialisme, d’après son essence même, ne peut être octroyé, introduit par décret. Il suppose toute une série de mesures violentes, contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peut le décréter, ce qui est positif, la construction, on ne le peut pas. Terres vierges. Problèmes par milliers. Seule l’expérience est capable d’apporter les correctifs nécessaires et d’ouvrir des voies nouvelles. Seule une vie bouillonnante, absolument libre, s’engage dans mille formes et improvisations nouvelles, reçoit une force créatrice, corrige elle-même ses propres fautes. Si la vie publique des États à liberté limitée est si pauvre, si schématique, si inféconde, c’est précisément parce qu’en excluant la démocratie elle ferme les sources vives de toute richesse et de tout progrès intellectuels. (À preuve les années 1905 et suivantes et les mois de février-octobre 1917.) Ce qui vaut pour le domaine politique vaut également pour le domaine économique et social. Le peuple tout entier doit y prendre part. Autrement le socialisme est décrété, octroyé, par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert.

Un contrôle public est absolument nécessaire. Sinon l’échange des expériences n’est possible que dans le cercle fermé des fonctionnaires du nouveau gouvernement. La corruption est inévitable (paroles de Lénine, Bulletin d’informations n°29[13]). La pratique du socialisme exige toute une transformation intellectuelle dans les masses dégradées par des siècles de domination bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de l’inertie, idéalisme, qui fait passer par-dessus toutes les souffrances, etc. Personne ne le sait mieux, ne le montre avec plus de force, ne le répète avec plus d’obstination que Lénine. Seulement il se trompe complètement sur les moyens : décrets, puissance dictatoriale des directeurs d’usines, punitions draconiennes, règne de la terreur, autant de moyens qui empêchent cette renaissance. La seule voie qui y conduise, c’est l’école même de la vie publique, la démocratie la plus large et la plus illimitée, l’opinion publique. C’est justement la terreur qui démoralise.

Tout cela ôté, que reste-t-il ? Lénine et Trotsky ont mis à la place des corps représentatifs issus d’élections générales les soviets comme la seule représentation véritable des masses ouvrières. Mais en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. C’est une loi à laquelle nul ne peut se soustraire. La vie publique entre peu à peu en sommeil. Quelques douzaines de chefs d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent le gouvernement, et, parmi eux, ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine (le recul des congrès des soviets de trois mois à six mois !). Et il y a plus : un tel état de choses doit provoquer nécessairement un ensauvagement de la vie publique : attentats, fusillades d’otages, etc.

L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotsky est précisément que, tout comme Kautsky, ils opposent la démocratie à la dictature. «  Dictature ou démocratie », ainsi se pose la question pour les bolcheviks comme pour Kautsky. Ce dernier se prononce bien entendu pour la démocratie, et même pour la démocratie bourgeoise, puisqu’il l’oppose à la transformation socialiste Lénine-Trotsky se prononcent au contraire pour la dictature d’une poignée de personnes, c’est-à-dire pour la dictature selon le modèle bourgeois. Ce sont là deux pôles opposés, tout aussi éloignés l’un et l’autre de la véritable politique socialiste. Le prolétariat, une fois au pouvoir, ne peut, suivant le bon conseil de Kautsky, renoncer à la transformation socialiste sous prétexte que «  le pays n’est pas mûr » et se vouer à la seule démocratie, sans se trahir lui-même et sans trahir en même temps l’Internationale et la révolution. Il a le devoir et l’obligation, justement, de se mettre immédiatement, de la façon la plus énergique, la plus inexorable, la plus brutale, à l’application des mesures socialistes, et, par conséquent, d’exercer la dictature, mais une dictature de classe, non celle d’un parti ou d’une clique, dictature de classe, c’est-à-dire avec la publicité la plus large, la participation la plus active, la plus illimitée, des masses populaires, dans une démocratie complète. «  En tant que marxistes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle », écrit Trotsky. Assurément, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle. Mais du socialisme et du marxisme non plus, nous n’avons jamais été idolâtres. S’ensuit-il pour cela que nous ayons le droit, à la façon de
Cunow[14]-Lensch-Parvus[15] de jeter au rancart le socialisme ou le marxisme quand ils nous gênent ? Trotsky et Lénine sont la négation vivante de cette question. Nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle, cela ne veut dire qu’une chose : nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de l’égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie. Mais la démocratie socialiste ne commence pas seulement en terre promise, quand aura été créée l’infrastructure de l’économie socialiste, à titre de cadeau de Noël pour le bon peuple qui aura entre-temps fidèlement soutenu la poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence avec la destruction de la domination de classe et la prise du pouvoir par le parti socialiste. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat.

Parfaitement : dictature ! Mais cette dictature consiste dans la manière d’appliquer la démocratie, non dans son abolition, dans des interventions énergiques, résolues, dans les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut être réalisée. Mais cette dictature doit être l’oeuvre de la classe et non d’une petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de l’opinion publique, produit de l’éducation politique croissante des masses populaires.

Et c’est certainement ainsi que procéderaient les bolcheviks, s’ils ne subissaient pas l’effroyable pression de la guerre mondiale, de l’occupation allemande, de toutes les difficultés énormes qui s’y rattachent, qui doivent nécessairement défigurer toute politique socialiste animée des meilleures intentions et s’inspirant des plus beaux
principes. Un argument très net en ce sens est fourni par l’emploi si abondant de la terreur par le gouvernement des soviets, et notamment au cours de la période qui a commencé après l’attentat contre l’ambassadeur allemand[16]. Cette vérité banale que les révolutions ne sont pas baptisées à l’eau de rose est en soi assez insuffisante.

Tout ce qui se passe en Russie s’explique parfaitement : c’est une chaîne inévitable de causes et d’effets dont les points de départ et d’arrivée sont la carence du prolétariat allemand et l’occupation de la Russie par l’impérialisme allemand. Ce serait exiger de Lénine et de ses amis une chose surhumaine que de leur demander encore, dans des conditions pareilles, de créer, par une sorte de magie, la plus belle des démocraties, la dictature du prolétariat la plus exemplaire et une économie socialiste florissante. Par leur attitude résolument révolutionnaire, leur énergie sans exemple et leur fidélité inébranlable au socialisme international, ils ont vraiment fait tout ce qu’il était possible de faire dans des conditions si terriblement difficiles. Le danger commence là où, faisant de nécessité vertu, ils créent une théorie de la tactique que leur ont imposée ces conditions fatales, et veulent la recommander au prolétariat international comme le modèle de la tactique socialiste. De même que, par là, ils s’exposent eux-mêmes tout à fait inutilement et placent leur véritable et incontestable mérite historique sous le boisseau de fautes imposées par la nécessité, ils rendent aussi au socialisme international, pour l’amour duquel ils ont lutté et souffert, un mauvais service quand ils prétendent lui apporter comme des idées nouvelles toutes les erreurs commises en Russie sous la contrainte de la nécessité, qui ne furent au bout du compte que des conséquences de la faillite du socialisme international dans cette guerre mondiale.

Les socialistes gouvernementaux d’Allemagne peuvent bien crier que la domination des bolcheviks en Russie n’est qu’une caricature de dictature du prolétariat. Qu’elle l’ait été ou non, ce ne fut précisément que parce qu’elle était une conséquence de l’attitude du prolétariat allemand, laquelle n’était pas autre chose qu’une caricature de lutte de classes. Nous vivons tous sous la loi de l’histoire, et l’ordre socialiste ne peut précisément s’établir qu’internationalement. Les bolcheviks ont montré qu’ils peuvent faire tout ce qu’un parti vraiment révolutionnaire peut faire dans les limites des possibilités historiques. Qu’ils ne cherchent pas à faire des miracles. Car une révolution prolétarienne modèle et impeccable dans un pays isolé, épuisé par la guerre, étranglé par l’impérialisme, trahi par le prolétariat international, serait un miracle. Ce qui importe, c’est de distinguer dans la politique des bolcheviks l’essentiel de l’accessoire, la substance de l’accident. Dans cette dernière période, où nous sommes à la veille des luttes décisives dans le monde entier, le problème le plus important du socialisme est précisément la question brûlante du moment : non pas telle ou telle question de détail de la tactique, mais la capacité d’action du prolétariat, la combativité des masses, la volonté de réaliser le socialisme. Sous ce rapport, Lénine, Trotsky et leurs amis ont été les premiers qui aient montré l’exemple au
prolétariat mondial ; ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puisent s’écrier avec Hutten : «  J’ai osé !»[17]

C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le ravail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au «  bolchevisme ».

Notes de bas de page
  1. Les Cadets : Parti Constitutionnel Démocrate apparu en 1905. Ses dirigeants étaient Milioukov et Strouve.
  2. C’est, à vrai dire, un étonnement que d’observer comment cet homme laborieux (Kautsky) a, durant les quatre années de la guerre mondiale, par un travail d’écriture infatigable, tranquille et méthodique, creusé trou après trou dans la théorie du socialisme, une besogne dont le socialisme sort pareil à une passoire sans une place saine. L’impassibilité dénuée de sens critique avec laquelle ses partisans assistent à ce travail appliqué de leur théoricien officiel et avalent ses découvertes toujours nouvelles sans remuer un cil ne rencontre d’équivalent que l’impassibilité avec laquelle les partisans de Scheidemann et Cie assistent à la façon dont ceux-ci criblent littéralement de trous le socialisme. Le fait est que les deux genres de travail se complètent parfaitement ; Kautsky, gardien officiel du temple du Marxisme, ne fait en réalité, depuis qu’a éclaté la guerre, qu’accomplir théoriquement ce que les Scheidemann font dans la pratique : 1° l’Internationale, un instrument de paix ; 2° désarmement et Société des Nations ; 3° enfin, démocratie et non socialisme.
  3. Par là, les bolcheviks ont résolu la fameuse question de la « majorité du peuple » qui, depuis toujours, pèse comme un cauchemar sur la poitrine des socialistes allemands. Élèves du crétinisme parlementaire, ils transfèrent simplement à la révolution la prudence terre-à-terre de la petite classe parlementaire : pour faire passer quelque chose, il faudrait d’abord avoir la majorité. De même, par conséquent, de la révolution : « Devenons d’abord majorité. » La véritable dialectique de la révolution renverse cette sagesse de taupe parlementaire : la voie n’est pas de la majorité à la tactique révolutionnaire, mais de la tactique révolutionnaire à la majorité. Seul un parti qui sait les conduire, c’est-à-dire les pousser en avant, gagne dans la tempête la masse des adhérents. La détermination avec laquelle Lénine et ses camarades ont, au moment décisif, lancé le seul mot d’ordre capable de mobiliser : « tout le pouvoir aux mains du prolétariat et des paysans », a fait d’eux, en une nuit, d’une minorité persécutée, calomniée, illégale, dont les chefs étaient, comme Marat, forcés de se cacher dans les caves, les maîtres absolus de la situation.
  4. Importance de la question agraire. Dès 1905. Puis, dans la troisième Douma, les paysans de droite ! Question paysanne et défense nationale. Armée. (Notes de R. Luxemburg non rédigées).
  5. Mot de passe d’une secte juive.
  6. Les Karbovantse étaient la monnaie frappée en Ukraine. L’Universal était l’assemblée nationale de toute l’Ukraine.
  7. Mannerheim, Karl-Gustav-Emil (1867-1951). Officier russe, il servit dans la guerre russo-japonaise puis dans la première guerre mondiale. Commandant en chef des armées blanches dans la guerre civile finlandaise, il fut, de 1918 à 1919, régent de Finlande.
  8. C’est absolument comme si, un beau matin les gens de la Wasserkante voulaient fonder sur Fritz Reuter une nouvelle nation et un État bas-allemand. Et ce sont ces bouffonneries insensées de quelques professeurs et étudiants d’université que Lénine et consorts ont, par leur agitation doctrinaire au nom du « droit à l’autodétermination jusque et y compris, etc. », gonflées artificiellement en un facteur politique. À ce qui n’était au début que farce, ils ont donné une telle importance qu’elle devint la plus sanglante des gravités : non pas un mouvement national sérieux, qui n’a de toutes façons toujours pas de racines, mais une enseigne et un fanion de rassemblement pour la contre-révolution ! C’est de cette bulle d’air que les baïonnettes allemandes ont rampé jusqu’à Brest-Litovsk.
  9. Herschel, Sir William (1738-1822). Astronome anglais né à Hanovre. Il créa l’astronomie stellaire.
  10. Dans la marge, sans indication de l’endroit où cette remarque devait être insérée : « Aussi bien les Soviets en tant qu’épine dorsale, que la Constituante et le suffrage universel ». Sur une feuille annexe, R. Luxemburg écrit : « Les bolcheviks qualifiaient les Soviets de réactionnaires parce que, disaient-ils, composés en majorité de paysans (délégués des paysans et délégués des soldats). Quand les Soviets se sont rangés de leur côté, ils sont devenus les justes représentants de l’opinion populaire. Mais ce revirement soudain dépendait uniquement de la paix et de la question de la terre ».
  11. Remarque dans la marge gauche sans renvoi précis : « Une liberté réservée aux seuls partisans du gouvernement, aux seuls membres d’un parti – si nombreux soient-ils -, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de ceux qui ne pensent pas comme vous. Ce n’est pas par quelque souci fanatique de « justice », mais parce que tout ce que la liberté politique a de vivifiant, de salutaire et de purifiant dépend de ce caractère essentiel, et que ces vertus cessent d’agir quand la « liberté » devient un privilège ».
  12. Remarque dans la marge gauche : « Les bolcheviks ne vont tout de même pas nier, la main sur le cœur, qu’ils ont dû tâtonner à chaque pas, faire des tentatives, des expériences, des essais dans un sens et dans un autre et qu’une bonne portion des mesures qu’ils ont prises ne sont pas des merveilles. C’était forcé et cela nous arrivera à tous quand nous nous y mettrons, même si, sans doute, les conditions ne seront pas partout aussi difficiles ».
  13. Remarque sur une feuille séparée :
    « Discours de Lénine sur la discipline et la corruption » [Renvoie à l’article du bulletin d’information social-démocrate, ci-dessus].
    « Même chez nous et partout l’anarchie sera inévitable. L’élément lumpenprolétariat est inhérent à la société bourgeoise, impossible de l’en séparer.
    Preuves :
    1. Prusse orientale. Les pillages des « cosaques ».
    2. L’apparition partout en Allemagne des brigandages et des vols (« fauche », personnel des postes et des chemins de fer, police,
    frontières complètement abolies entre la société policée et le banditisme).
    3. preuve. La rapide dépravation des responsables syndicaux. Contre ça des mesures terroristes draconiennes sont impuissantes. Au contraire, elles sont un élément de corruption supplémentaire. Seul antidote : idéalisme et activité sociale des masses, liberté politique illimitée. »
    Idées développées par R. Luxemburg sur une autre feuille :
    « Dans toute révolution, la lutte contre le lumpenprolétariat constitue un problème spécifique de grande importance. Nous aussi, en Allemagne et partout, nous y serons confrontés. L’élément lumpenprolétariat est profondément inhérent à la société bourgeoise, pas seulement en tant que couche particulière, que déchet social qui prend des dimensions gigantesques, surtout aux époques où les murs de l’ordre social s’effondrent, mais en tant que partie intégrante de la société tout entière. Ce qui s’est passé en Allemagne – et peu ou prou dans tous les autres pays – a montré avec quelle facilité toutes les couches de la société bourgeoise succombent à la dépravation : les degrés qui séparaient les hausses de prix abusives, les fraudes des hobereaux polonais, les affaires fictives, les falsifications de produits alimentaires, l’escroquerie, les malversations de fonctionnaires, du vol, de l’effraction et du gangstérisme ont disparu au point que la frontière entre les citoyens honorables et les bandits s’est évanouie. Ici se répète le phénomène de la dépravation constante et rapide des vertus bourgeoises lorsqu’elles sont transplantées outre-mer sur un terrain social étranger, dans les conditions de la colonisation. En se débarrassant des barrières et des soutiens conventionnels de la morale et du droit, la société bourgeoise, dont la loi vitale profonde est l’immoralité, est la proie d’un encanaillement pur et simple : exploitation effrénée et directe de l’homme par l’homme. Partout la révolution prolétarienne aura à lutter contre cet ennemi, instrument de la contre-révolution.
    Et pourtant, même à cet égard, la terreur est un glaive émoussé, voire à deux tranchants. La justice militaire la plus draconienne est impuissante contre les explosions de débordements lumpenprolétariats. Il y a plus : tout régime d’état de siège prolongé aboutit inévitablement à l’arbitraire et tout arbitraire a un effet déprimant sur la société. Le seul moyen efficace dont dispose la révolution prolétarienne consiste, ici encore, à prendre des mesures radicales dans le domaine politique et social, et à transformer le plus rapidement possible les garanties sociales concernant la vie de la masse et… à déchaîner l’idéalisme révolutionnaire qu’on ne peut maintenir à la longue que dans un climat de liberté politique sans limites, par une intense activité des masses.
    De même que, contre les infections et les germes infectieux, l’action libre des rayons du soleil est le moyen le plus efficace pour purifier et guérir, de même la révolution et son principe novateur, la vie intellectuelle qu’elle suscite, l’activité et l’autoresponsabilité des masses, dont la forme est la liberté politique la plus large… sont le seul soleil qui guérisse et purifie. »
  14. Cunow, Heinrich (1862-1936). Professeur à l’université de Berlin, membre du SPD, écrivain. Pendant la guerre, il fut à l’extrême droite du parti.
  15. Parvus, pseudonyme d’Alexander L. Helphand (1867-1924). Révolutionnaire russe émigré en Allemagne. Membre du SPD à partir de 1891, il combattit le révisionnisme. Prit part en 1905 à la révolution en Russie. Il participa alors avec Trotsky à l’élaboration de la théorie de la révolution permanente. De 1910 à 1914, il séjourne dans les Balkans et se livre à la spéculation. De retour en Allemagne, il rejoint l’extrême droite du SPD.
  16. Il s’agit de l’attentat contre le comte Mirbach, ambassadeur d’Allemagne à Moscou dont l’assassinat, en juillet 1918, par des socialistes-révolutionnaires fut le point de départ de la répression de l’opposition par les bolcheviks.
  17. Hutten, Ulrich von (1488-1523). Théologien allemand, célèbre par ses virulentes attaques, au début de la Réforme, contre le clergé et les moines.
Source

Traduction française : https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus.htm