#3263 Questions d’organisation de la social-démocratie russe
Article paru en 1904 dans l’Iskra, organe de la social-démocratie russe, et dans Die Neue Zeit, revue théorique de la social-démocratie allemande, sous le titre « Questions d’organisation de la social-démocratie russe ».
Cet article polémique est la réponse de Rosa Luxemburg aux conceptions d’organisation du parti développées par Lénine dans l’article « Un pas en avant, deux pas en arrière ».
I
Une tâche originale et sans précédent dans l’histoire du socialisme est échue à la social-démocratie russe : la tâche de définir une tactique socialiste, c’est-à-dire conforme à la lutte de classes du prolétariat, dans un pays où domine encore la monarchie absolue. Toute comparaison entre la situation russe actuelle et l’Allemagne de 1878-1890,lorsque les lois de Bismarck contre les socialistes y étaient en vigueur, pèche par la base car elle a en vue le régime policier, et non pas le régime politique. Les obstacles que l’absence de libertés démocratiques crée au mouvement de masses n’ont qu’une importance relativement secondaire : même en Russie le mouvement des masses a réussi à renverser les barrières de l’ordre absolutiste et à se donner sa « constitution », quoique précaire, des « désordres de rues ». Il saura bien persévérer dans cette voie jusqu’à la victoire complète sur l’absolutisme.
La difficulté principale que la lutte socialiste rencontre en Russie provient du fait que la domination de classe de la bourgeoisie y est obscurcie par la domination de la violence absolutiste, ce qui donne inévitablement à la propagande socialiste de la lutte de classes un caractère abstrait, tandis que l’agitation politique immédiate revêt surtout un caractère révolutionnaire-démocratique. La loi contre les socialistes en Allemagne tendait à ne mettre hors la constitution que la classe ouvrière et cela dans une société bourgeoise hautement développée, où les antagonismes de classe s’étaient déjà pleinement épanouis dans les luttes parlementaires. C’est en quoi d’ailleurs résidaient l’absurdité et l’insanité de l’entreprise bismarckienne. En Russie, il s’agit, au contraire, de faire l’expérience inverse : de créer une social-démocratie avant que le gouvernement ne soit aux mains de la bourgeoisie.
Cette circonstance modifie d’une manière particulière non seulement la question de la transplantation de la doctrine socialiste sur le sol russe, non seulement le problème de l’agitation, mais encore celui de l’organisation.
Dans le mouvement social-démocrate, à la différence des anciennes expériences du socialisme utopique, l’organisation n’est pas le produit artificiel de la propagande, mais le produit de la lutte de classes, à laquelle la social-démocratie donne simplement de la conscience politique.
Dans les conditions normales, c’est-à-dire là où la domination politique, entièrement constituée de la bourgeoisie, a précédé le mouvement socialiste, c’est la bourgeoisie même qui a créé dans une large mesure les rudiments d’une cohésion politique de la classe ouvrière. « Dans cette phase, dit le Manifeste Communiste, l’unification des masses ouvrières n’est pas la conséquence de leur propre aspiration à l’unité, mais le contrecoup de l’unification de la bourgeoisie. » En Russie, la social-démocratie se voit obligée de suppléer par son intervention consciente à toute une période du processus historique et de conduire le prolétariat, en tant que classe consciente de ses buts et décidée à les enlever de haute lutte, de l’état « atomisé », qui est le fondement du régime absolutiste, vers la forme supérieure de l’organisation. Cela rend particulièrement difficile le problème de l’organisation, non pas autant du fait que la social-démocratie doit procéder à cette organisation sans pouvoir faire état des garantes formelles qu’offre la démocratie bourgeoise, que parce qu’il lui faut, à l’instar de Dieu le Père, faire sortir cette organisation « du néant », sans disposer de la matière première politique qu’ailleurs la société bourgeoise prépare elle-même.
La tâche sur laquelle la social-démocratie russe peine depuis plusieurs années consiste dans la transition du type d’organisation de la phase préparatoire où, la propagande étant la principale forme d’activité, les groupes locaux et de petits cénacles se maintenant sans liaison entre eux, à l’unité d’une organisation plus vaste, telle que l’exige une action politique concertée sur tout le territoire de l’État. Mais l’autonomie parfaite et l’isolement ayant été les traits les plus accusés de la forme d’organisation désormais surannée, il était naturel que le mot d’ordre de la tendance nouvelle prônant une vaste union fût le centralisme. L’idée du centralisme a été le motif dominant de la brillante campagne menée pendant trois ans par l’Iskra pour aboutir au congrès d’août 1903 qui, bien qu’il compte comme deuxième congrès du parti social-démocrate, en a été effectivement l’assemblée constituante. La même idée s’était emparée de la jeune élite de la social-démocratie en Russie.
Mais bientôt, au congrès et encore davantage après le congrès, on dut se persuader que la formuleu centralisme était loin d’embrasser tout le contenu historique et l’originalité du type d’organisation dont la social-démocratie a besoin. Une fois de plus, la preuve a été faite qu’aucune formule rigide ne peut suffire lorsqu’il s’agit d’interpréter du point de vue marxiste un problème du socialisme, ne fût-ce qu’un problème concernant l’organisation du parti.
Le livre du camarade Lénine, l’un des dirigeants et militants les plus en vue de l’Iskra, Un pas en avant, deux pas en arrière, est l’exposé systématique des vues de la tendance ultra centraliste du parti russe. Ce point de vue, qui y est exprimé avec une vigueur et un esprit de conséquence sans pareil est celui d’un impitoyable centralisme posant comme principe, d’une part, la sélection et la constitution en corps séparé des révolutionnaires actifs et en vue, en face de la masse non organisée, quoique révolutionnaire, qui les entoure, et, d’autre part, une discipline sévère, au nom de laquelle les centres dirigeants du parti interviennent directement et résolument dans toutes les affaires des organisations locales du parti. Qu’il suffise d’indiquer que, selon la thèse de Lénine, le comité central a par exemple le droit d’organiser tous les comités locaux du parti, et, par conséquent, de nommer les membres effectifs de toutes les organisations locales, de Genève à Liège et de Tomsk à Irkoutsk, d’imposer à chacune d’elles des statuts tout faits, de décider sans appel de leur dissolution et de leur reconstitution, de sorte que, en fin de compte, le comité central pourrait déterminer à sa guise la composition de la suprême instance du parti, du congrès. Ainsi, le comité central est l’unique noyau actif du parti, et tous les autres groupements ne sont que ses organes exécutifs.
C’est précisément dans cette union du centralisme le plus rigoureux de l’organisation et du mouvement socialiste des masses que Lénine voit un principe spécifique du marxisme révolutionnaire, et il apporte une quantité d’arguments à l’appui de cette thèse. Mais essayons de la considérer de plus près.
On ne saurait mettre en doute que, en général, une forte tendance à la centralisation ne soit inhérente à la social-démocratie. Ayant grandi sur le terrain économique du capitalisme, qui est centralisateur de par son essence, et ayant à lutter dans les cadres politiques de la grande ville bourgeoise, centralisée, la social-démocratie est foncièrement hostile à toute manifestation de particularisme ou de fédéralisme national. Sa mission étant de représenter, dans les frontières d’un État, les intérêts communs du prolétariat, en tant que classe, et d’opposer ces intérêts généraux à tous les intérêts particuliers ou de groupe, la social-démocrate a pour tendance naturelle de réunir en un parti unique tous les groupements d’ouvriers, quelles que soient les différences d’ordre national, religieux ou professionnel entre ces membres de la même classe. Elle ne déroge à ce principe et ne se résigne au fédéralisme qu’en présence de conditions exceptionnellement anormales, comme c’est, par exemple, le cas dans la monarchie austro-hongroise. À ce point de vue, il ne saurait y avoir aucun doute que la social-démocratie russe ne doit point constituer un conglomérat fédératif des innombrables nationalités et des particularismes locaux, mais un parti unique pour tout l’empire. Mais, c’est une autre question qui se pose, celle du degré de centralisation qui peut convenir, en tenant compte des conditions actuelles, à l’intérieur de la social-démocratie russe unifiée et une.
Du point de vue des tâches formelles de la social-démocrate en tant que parti de lutte, le centralisme dans son organisation apparaît à première vue comme une condition de la réalisation de laquelle dépendent directement la capacité de lutte et l’énergie du parti.
Cependant, ces considérations de caractère formel et qui s’appliquent à n’importe quel part d’action sont beaucoup moins importantes que les conditions historiques de la lutte prolétarienne.
Le mouvement socialiste est, dans l’histoire des sociétés fondées sur l’antagonisme des classes, le premier qui compte, dans toutes ses phases et dans toute sa marche, sur l’organisation et sur l’action directe et autonome de la masse.
Sous ce rapport la démocratie socialiste crée un type d’organisation totalement différent de celui des mouvements socialistes antérieurs, par exemple, les mouvements du type jacobin-blanquiste.
Lénine paraît sous-évaluer ce fait lorsque, dans le livre cité, il exprime l’opinion que le social-démocrate révolutionnaire ne serait pas autre chose qu’un jacobin indissolublement lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe. Pour Lénine, la différence entre le socialisme démocratique et le blanquisme se réduit au fait qu’il y a un prolétariat organisé et pénétré d’une conscience de classe à la place d’une poignée de conjurés. Il oublie que cela implique une révision complète des idées sur l’organisation et par conséquent une conception tout à fait différente de l’idée du centralisme, ainsi que des rapports réciproques entre l’organisation et la lutte.
Le blanquisme n’avait point en vue l’action immédiate de la classe ouvrière et pouvait donc se passer de l’organisation des masses. Au contraire : comme les masses populaires ne devaient entrer en scène qu’au moment de la révolution, tandis que l’œuvre de préparation ne concernait que le petit groupe armé pour le coup de force, le succès même du complot exigeait que les initiés se tinssent à distance de la masse populaire. Mais cela était également possible et réalisable parce qu’aucun contact intime n’existait entre l’activité conspiratrice d’une organisation blanquiste et la vie quotidienne des masses populaires.
En même temps, la tactique, aussi bien que les tâches concrètes de l’action, puisque librement improvisées par l’inspiration et sans contact avec le terrain de la lutte de classes élémentaire, pouvaient être fixées dans leurs détails les plus minutieux et prenaient la forme d’un plan déterminé à l’avance. Il s’ensuivait, naturellement, que les membres actifs de l’organisation se transformaient en simples organes exécutifs des ordres d’une volonté fixée à l’avance en dehors de leur propre champ d’activité, en instruments d’un comité central. D’où cette seconde particularité du centralisme conspirateur : la soumission absolue et aveugle des sections du parti à l’instance centrale et l’extension de l’autorité de cette dernière jusqu’à l’extrême périphérie de l’organisation.
Radicalement différentes sont les conditions de l’activité de la social-démocratie. Elle surgit historiquement de la lutte de classes élémentaire. Et elle se meut dans cette contradiction dialectique que ce n’est qu’au cours de la lutte que l’armée du prolétariat se recrute et qu’elle prend conscience des buts de cette lutte. L’organisation, les progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, comme dans le mouvement blanquiste, mais au contraire des aspects divers d’un seul et même processus. D’une part, en dehors des principes généraux de la lutte, il n’existe pas de tactique déjà élaborée dans tous ses détails qu’un comité central pourrait enseigner à ses troupes comme dans une caserne. D’autre part, les péripéties de la lutte, au cours de laquelle se crée l’organisation, déterminent des fluctuations incessantes dans la sphère d’influence du parti socialiste.
Il en résulte déjà que le centralisme social-démocrate ne saurait se fonder ni sur l’obéissance aveugle ni sur une subordination mécanique des militants vis-à-vis du centre du parti. D’autre part, il ne peut y avoir de cloisons étanches entre le noyau prolétarien conscient, solidement encadré dans le parti, et les couches ambiantes du prolétariat, déjà entraînées dans la lutte de classes et chez lesquelles la conscience de classe s’accroît chaque jour davantage. L’établissement du centralisme sur ces deux principes : la subordination aveugle de toutes les organisations jusque dans le moindre détail vis-à-vis du centre, qui seul pense, travaille et décide pour tous, et la séparation rigoureuse du noyau organisé par rapport à l’ambiance révolutionnaire comme l’entend Lénine – nous paraît donc une transposition mécanique des principes d’organisation blanquistes de cercles de conjurés, dans le mouvement socialiste des masses ouvrières. Et il nous semble que Lénine définit son point de vue d’une manière plus frappante que n’aurait osé le faire aucun de ses adversaires, lorsqu’il définit son « social-démocrate révolutionnaire » comme un « jacobin lié à l’organisation du prolétariat qui a pris conscience de ses intérêts de classe ». En vérité la social-démocratie n’est pas liée à l’organisation de la classe ouvrière, elle est le mouvement propre de la classe ouvrière. Il faut donc que le centralisme de la social-démocratie soit d’une nature essentiellement différente du centralisme blanquiste. Il ne saurait être autre chose que la concentration impérieuse de la volonté de l’avant-garde consciente et militante de la classe ouvrière vis-à-vis de ses groupes et individus. C’est, pour ainsi dire, un « auto-centralisme » de la couche dirigeante du prolétariat, c’est le règne de la majorité à l’intérieur de son propre parti.
Cette analyse du contenu effectif du centralisme social-démocratique montre déjà que les conditions indispensables à sa réalisation n’existent pas pleinement dans la Russie actuelle : l’existence d’un contingent assez nombreux d’ouvriers déjà éduqués par la lutte politique et la possibilité pour eux de développer leur action propre par l’influence directe sur la vie publique (dans la presse du parti, dans les congrès publics, etc.).
Cette dernière condition ne pourra être évidemment réalisée que dans la liberté politique quant à la première – la formation d’une avant-garde prolétarienne consciente de ses intérêts de classe et capable de s’orienter dans la lutte politique -, elle n’est qu’en voie d’éclosion et c’est à hâter cette dernière que doit tendre tout le travail d’agitation et d’organisation socialistes.
Il est d’autant plus frappant de voir Lénine professer l’opinion contraire : il est persuadé que toutes les conditions préalables pour la constitution d’un parti ouvrier puissant et fortement centralisé existent déjà en Russie. Et si, dans un élan d’optimisme, il proclame qu’à présent ce « n’est plus le prolétariat, mais certains intellectuels de notre parti, qui manquent d’auto-éducation quant à l’esprit d’organisation et de discipline », et s’il glorifie l’action éducatrice de l’usine, qui habitue le prolétariat à « la discipline et à l’organisation », tout cela ne prouve qu’une fois de plus sa conception trop mécanique de l’organisation socialiste.
La discipline que Lénine a en vue est inculquée au prolétariat non seulement par l’usine, mais encore par la caserne et par le bureaucratisme actuel, bref par tout le mécanisme de l’État bourgeois centralisé.
C’est abuser des mots et s’abuser que de désigner par le même terme de « discipline », deux notions aussi différentes que, d’une part, l’absence de pensée et de volonté dans un corps aux mille mains et aux mille jambes, exécutant des mouvements automatiques, et, d’autre part, la coordination spontanée des actes conscients, politiques d’une collectivité. Que peut avoir de commun la docilité bien réglée d’une classe opprimée et le soulèvement organisé d’une classe lutant pour son émancipation intégrale ?
Ce n’est pas en partant de la discipline imposée par l’État capitaliste au prolétariat (après avoir implement substitué à l’autorité de la bourgeoisie celle d’un comité central socialiste), ce n’est qu’en xtirpant jusqu’à la dernière racine ces habitudes d’obéissance et de servilité que la classe ouvrière pourra acquérir le sens d’une discipline nouvelle, de l’auto-discipline librement consentie de la social-démocratie.
Il en résulte en outre que le centralisme au sens socialiste, ne saurait être une conception absolue applicable à n’importe quelle phase du mouvement ouvrier ; il faut plutôt le considérer comme une tendance qui devient une réalité au fur et à mesure du développement et de l’éducation politique des masses ouvrières au cours de leur lutte.
Bien entendu, l’absence des conditions les plus nécessaires pour la réalisation complète du centralisme dans le mouvement russe peut représenter un très grand obstacle.
Il nous semble, cependant, que ce serait une grosse erreur que de penser qu’on pourrait « provisoirement » substituer le pouvoir absolu d’un comité central agissant en quelque sorte par « délégation » tacite à la domination, encore irréalisable, de la majorité des ouvriers conscients dans le parti, et remplacer le contrôle public exercé par les masses ouvrières sur les organes du parti par le contrôle inverse du comité central sur l’activité du prolétariat révolutionnaire.
L’histoire même du mouvement ouvrier en Russie nous offre maintes preuves de la valeur problématique d’un semblable centralisme. Un centre tout-puissant, investi d’un droit sans limite de contrôle et d’ingérence selon l’idéal de Lénine, tomberait dans l’absurde si sa compétence était réduite aux fonctions exclusivement techniques telles que l’administration de la caisse, la répartition du travail entre les propagandistes et les agitateurs, les transports clandestins des imprimés, la diffusion des périodiques, circulaires, affiches. On ne comprendrait le but politique d’une institution munie de tels pouvoirs que si ses forces étaient consacrées à l’élaboration d’une tactique de combat uniforme et si elle assumait l’initiative d’une vaste action révolutionnaire. Mais que nous enseignent les vicissitudes par lesquelles est passé jusqu’à ce jour le mouvement socialiste en Russie ? Les revirements de tactique les plus importants et les plus féconds des dernières dix années n’ont pas été l’invention de quelques dirigeants et encore moins d’organes centraux, mais ils ont été chaque fois le produit spontané du mouvement en effervescence.
Ainsi en fut-il de la première étape du mouvement vraiment prolétarien en Russie qu’on peut dater de la grève générale spontanée de Saint-Pétersbourg en 1896 et qui marqua le début de toute une ère de luttes économiques menées par les masses ouvrières. Ainsi en fut-il encore pour la deuxième phase de la lutte : celle des démonstrations de rue, dont le signal fut donné par l’agitation spontanée des étudiants de Saint-Pétersbourg en mars 1901. Le grand tournant suivant de la tactique qui ouvrit des horizons nouveaux fut marqué – en 1903 – par la grève générale à Rostov-sur-le-Don : encore une explosion spontanée, car la grève se transforma « d’elle-même » en manifestations politiques avec l’agitation dans la rue, des grands meetings populaires en plein air et des discours publics, que le plus enthousiaste des révolutionnaires n’aurait osé rêver quelques années plus tôt.
Dans tous ces cas, notre cause a fait d’immenses progrès. L’initiative et la direction consciente des organisations social-démocrates n’y ont cependant joué qu’un rôle insignifiant. Cela ne s’explique pas par le fait que ces organisations n’étaient pas spécialement préparées à de tels événements (bien que cette circonstance ait pu aussi compter pour quelque chose) ; et encore moins par l’absence d’un appareil central tout-puissant comme le préconise Lénine. Au contraire, il est fort probable que l’existence d’un semblable centre de direction n’aurait pu qu’augmenter le désarroi des comités locaux en accentuant le contraste entre l’assaut impétueux de la masse et la position prudente de la social-démocrate. On peut affirmer d’ailleurs que ce même phénomène – le rôle insignifiant de l’initiative consciente des organes centraux dans l’élaboration de la tactique – s’observe en Allemagne aussi bien que partout. Dans ses grandes lignes, la tactique de lutte de la social-démocrate n’est, en général, pas « à inventer » ; elle est le résultat d’une série ininterrompue de grands actes créateurs de la lutte de classes souvent spontanée, qui cherche son chemin.
L’inconscient précède le conscient et la logique du processus historique objectif précède la logique subjective de ses protagonistes. Le rôle des organes directeurs du parti socialiste revêt dans une large mesure un caractère conservateur : comme le démontre l’expérience, chaque fois que le mouvement ouvrier conquiert un terrain nouveau, ces organes le labourent jusqu’à ses limites les plus extrêmes ; mais le transforment en même temps en un bastion contre des progrès ultérieurs de plus vaste envergure.
La tactique actuelle de la social-démocratie allemande est universellement estimée en raison de sa souplesse et, en même temps, de sa fermeté. Mais cette tactique dénote seulement une admirable adaptation du parti, dans les moindres détails de l’action quotidienne, aux conditions du régime parlementaire : le parti a méthodiquement étudié toutes les ressources de ce terrain et il sait en profiter, sans déroger à ses principes. Et cependant, la perfection même de cette adaptation ferme déjà des horizons plus vastes, on tend à considérer la tactique parlementaire comme immuable, comme la tactique spécifique de la lutte socialiste. On se refuse par exemple à examiner la question, posée par Parvus, des changements de tactique à envisager au cas de l’abrogation du suffrage universel en Allemagne et pourtant cette éventualité est considérée comme nullement improbable par les chefs de la social-démocrate. Cette inertie est, en grande partie due au fait qu’il est très malaisé de définir, dans le vide de supputations abstraites, les contours et les formes concrètes de conjonctures politiques encore inexistantes, et, par conséquent, imaginaires. Ce qui importe toujours pour la social-démocratie, c’est évidemment non point la préparation d’une ordonnance toute prête pour la tactique future, ce qui importe, c’est de maintenir l’appréciation historique correcte des formes de lutte correspondant à chaque moment donné, la compréhension vivante de la relativité de la phase donnée de la lutte et de l’inéluctabilité de l’aggravation des tensions révolutionnaires sous l’angle du but final de la lutte des classes.
Mais en accordant à l’organe directeur du parti des pouvoirs si absolus d’un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu’à un degré très dangereux le conservatisme naturellement inhérent à cet organe. Si la tactique du parti est le fait non pas du comité central, mais de l’ensemble du parti ou – encore mieux – de l’ensemble du mouvement ouvrier, il est évident qu’il faut aux sections et fédérations cette liberté d’action qui seule permettra d’utiliser toutes les ressources d’une situation et de développer leur initiative révolutionnaire. L’ultra-centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme imprégné non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du parti et non à la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier.
Une expérience semblable serait doublement hasardeuse pour la social-démocratie russe dans les circonstances actuelles. Elle est à la veille de batailles décisives que la révolution livrera au tsarisme ; elle va s’engager, ou plutôt : elle est déjà engagée dans une phase d’activité créatrice intensifiée sur le plan de la tactique et – ce qui va de soi dans une période révolutionnaire – dans une phase ou sa sphère d’influence s’élargira et se déplacera spontanément et par bonds. Tenter en un tel moment d’enchaîner l’initiative du parti et entourer celui-ci d’un réseau de fil de fer barbelé, c’est vouloir le rendre incapable d’accomplir les tâches formidables de l’heure.
Toutes les considérations générales que nous venons d’exposer au sujet de l’essence du centralisme socialste ne suffisent pas pour tracer un projet de statut approprié à l’organisation du parti russe. En dernière instance, un statut de ce genre ne peut être déterminé que par les conditions dans lesquelles s’effectue l’action du parti dans une période donnée. Et, comme en Russie il s’agit d’une première tentative de mettre sur pied une grande organisation du prolétariat, il est douteux qu’un statut, quel qu’il soit, puisse prétendre d’avance à l’infaillibilité : il faut qu’il subisse d’abord l’épreuve du feu.
Mais ce qu’on est en droit de déduire de l’idée générale que nous nous sommes faite de l’organisation de la social-démocratie, c’est que l’esprit de cette organisation comporte, notamment au début du mouvement de masse, la coordination, l’unification, du mouvement, mais nullement sa soumission à un règlement rigide. Et pourvu que le parti soit pénétré de cet esprit de mobilité politique que doivent compléter une sévère fidélité aux principes et le souci de l’unité, on peut être sûr que l’expérience pratique corrigera les incongruités du statut, si malheureuse que puisse être sa rédaction. Car ce n’est pas la lettre, mais l’esprit vivant dont les militants actifs la pénètrent, qui décide de la valeur de telle ou telle forme d’organisation.
II
Jusqu’ici, nous avons examiné le problème du centralisme du point de vue des principes généraux de la social-démocratie et en partie sous l’aspect des conditions particulières à la Russie. Mais l’esprit de caserne de l’ultra-centralisme préconisé par Lénine et ses amis n’est pas le produit d’errements fortuits : il se rattache à la lutte contre l’opportunisme poussée par Lénine jusque sur le terrain des plus minutieux détails de l’organisation.
Il s’agit, dit Lénine, « de forger une arme plus ou moins tranchante contre l’opportunisme. Et l’arme doit être d’autant plus efficace que les racines de l’opportunisme sont profondes ».
De même, Lénine voit dans les pouvoirs absolus qu’il décerne au comité central et dans le mur qu’il élève autour du parti une digue contre l’opportunisme dont les manifestations spécifiques proviennent, à son avis, du penchant inné de l’intellectuel vers l’autonomisme et la désorganisation, de son aversion à l’égard de la stricte discipline et de tout « bureaucratisme » pourtant nécessaire dans la vie du parti.
D’après Lénine, ce n’est que chez l’intellectuel, demeuré individualiste et enclin à l’anarchie, même quand il a adhéré au socialisme, qu’on rencontre cette répugnance à subir l’autorité absolue d’un comité central, tandis que le prolétaire authentique puise dans son instinct de classe une espèce de volupté avec laquelle il s’abandonne à la poigne d’une direction ferme et à toutes les rigueurs d’une discipline impitoyable. « Le bureaucratisme opposé au démocratisme, dit Lénine, cela ne signifie pas autre chose que le principe d’organisation de la social-démocratie révolutionnaire opposé aux méthodes d’organisation opportunistes ». Il insiste sur le fait que le même confit entre tendances centralisatrices et tendances autonomistes se manifeste dans tous les pays où s’opposent socialisme révolutionnaire et socialisme réformiste. Il évoque en particulier les débats que suscita dans la social-démocratie d’Allemagne la question de l’autonomie à accorder aux collèges électoraux. Ceci nous incite à vérifier les parallèles qu’établit Lénine.
Commençons par observer que l’exaltation des facultés innées dont seraient pourvus les prolétaires en ce qui concerne l’organisation socialiste et la méfiance à l’endroit des intellectuels ne sont pas en elles-mêmes l’expression d’une mentalité marxiste révolutionnaire ; au contraire, on pourrait démontrer facilement que ces arguments s’apparentent à l’opportunisme.
L’antagonisme entre les éléments purement prolétariens et les intellectuels non prolétariens, c’est l’enseigne idéologique sous laquelle se rallient le semi-anarchisme des syndicalistes purs en France avec son vieux mot d’ordre : « Méfiez-vous des politiciens », le trade-unionisme anglais plein de méfiance à l’égard des « rêveurs socialistes » et, enfin, si nos informations sont exactes, cet « économisme pur » que prêchait naguère dans les rangs de la social-démocratie russe le groupe qui imprimait clandestinement à Saint-Pétersbourg la revue Pensée Ouvrière.
Sans doute, on ne saurait nier que, dans la plupart des partis socialistes d’Europe occidentale, il existe un lien entre l’opportunisme et les intellectuels, ainsi qu’entre l’opportunisme et les tendances décentralisatrices.
Mais rien n’est plus contraire à l’esprit du marxisme, à sa méthode de pensée historico-dialectique, que de séparer les phénomènes du sol historique d’où ils surgissent et d’en faire des schémas abstraits d’une portée absolue et générale.
En raisonnant d’une façon abstraite, on peut reconnaître seulement que l’intellectuel, étant un élément social issu de la bourgeoisie et étranger au prolétariat, peut adhérer au socialisme non pas en vertu mais en dépit de son sentiment de classe. C’est pourquoi il est plus exposé aux oscillations opportunistes que le prolétaire qui trouve dans son instinct de classe un point d’appui révolutionnaire très sûr, pour peu qu’il conserve la liaison avec son milieu d’origine, la masse ouvrière. Cependant, la forme concrète qu’assume le penchant de l’intellectuel vers l’opportunisme, et surtout la manière dont ce penchant se manifeste dans les questions relatives à l’organisation, dépendent dans chaque cas du milieu social concret.
Les phénomènes observés dans la vie du socialisme allemand, français ou italien, auxquels se rapporte Lénine, sont issus d’une base sociale nettement déterminée, du parlementarisme bourgeois. Et comme ce parlementarisme est, en général, la pépinière spécifique de toutes les tendances opportunistes actuelles du socialisme de l’Europe occidentale, il engendre aussi en particulier les tendances désorganisatrices de l’opportunisme.
Le parlementarisme, ainsi que nous l’avons en France, en Italie et en Allemagne, n’entretient pas seulement les illusions bien connues de l’opportunisme actuel : la surévaluation de l’importance du travail réformateur, la collaboration des classes et des partis, le développement pacifique, etc. Mais encore en séparant, dans les rangs du parti socialiste, les intellectuels des ouvriers et en les plaçant, comme parlementaires, dans une certaine mesure au-dessus des ouvriers, le parlementarisme crée un terrain propice au développement pratique de ces illusions. Enfin, les progrès du mouvement ouvrier font du parlementarisme un tremplin pour le carriérisme politique, et c’est pourquoi on voit accourir sous les drapeaux du parti socialiste maints ambitieux et maints ratés du monde bourgeois. C’est à toutes ces circonstances qu’il convient d’attribuer le penchant connu de l’intellectuel opportuniste des partis socialistes d’Europe occidentale vers la désorganisation et l’indiscipline.
Une autre source, bien déterminée, de l’opportunisme contemporain est l’existence d’un mouvement socialiste fort développé et, par conséquent, d’une organisation disposant de moyens et d’influences considérables. Cette organisation constitue un rempart protégeant le mouvement de classe contre les déviations dans le sens du parlementarisme bourgeois, lesquelles, pour triompher, doivent tendre à détruire ce rempart et à noyer l’élite active et consciente du prolétariat dans la masse amorphe du corps électoral.
C’est ainsi que naissent les tendances autonomistes et décentralisatrices parfaitement adaptées à certains buts politiques ; il convient donc de les expliquer non pas, comme le fait Lénine, par le caractère désaxé de « l’intellectuel », mais par les besoins du politicien parlementaire bourgeois, non par la psychologie de « l’intellectuel », mais par la politique opportuniste.
La chose se présente tout autrement en Russie, sous le régime de la monarchie absolue où l’opportunisme dans le mouvement ouvrier est, en général, le produit non pas de la force de la social-démocratie ni de la désagrégation de la société bourgeoise, mais au contraire de l’état politique arriéré de cette société.
Le milieu où se recrutent en Russie les intellectuels socialistes est beaucoup moins bourgeois et bien davantage déclassé, dans le sens précis de ce terme, qu’en Europe occidentale. Cette circonstance – jointe à l’immaturité du mouvement prolétarien en Russie – offre, il est vrai, un champ beaucoup plus vaste aux errements théoriques et aux oscillations opportunistes qui vont, d’une part, jusqu’à la négation complète de l’aspect politique des luttes ouvrières et, d’autre part, jusqu’à la foi absolue en l’efficacité des attentats isolés, ou encore jusqu’au quiétisme politique, aux marais du libéralisme et de l’idéalisme kantien.
Cependant, il nous semble que l’ « intellectuel » russe, membre du parti social-démocrate, peut difficilement se sentir attiré par l’œuvre de désorganisation, puisqu’un tel penchant n’est favorisé ni par l’existence d’un parlement bourgeois ni par l’état d’âme du milieu social. L’intellectuel occidental que nous voyons aujourd’hui professer le « culte du moi » et teinter de morale aristocratique jusqu’à ses velléités socialistes est le type non pas de « l’intellectualité bourgeoise » en général, mais seulement d’une phase déterminée de son développement : le produit de la décadence bourgeoise. Au contraire, les rêveries utopiques ou opportunistes des intellectuels russes, gagnés à la cause socialiste tendent à s’étoffer de formules théoriques où le moi n’est pas exalté, mais humilié, et la morale du renoncement, de l’expiation est le principe dominant. De même que les narodniki (ou « populistes ») de 1875 prêchaient l’absorption des intellectuels par la masse paysanne et que les adeptes de Tolstoï pratiquent l’évasion des civilisés vers la vie des « gens simples », les partisans de « l’économisme pur » dans les rangs de la social-démocratie voulaient qu’on s’inclinât devant la main calleuse du travailleur.
On obtient un résultat tout différent lorsque, au lieu d’appliquer mécaniquement à la Russie les schémas élaborés en Europe occidentale, on s’efforce d’étudier le problème de l’organisation en rapport avec les conditions spécifiques de l’état social russe.
En tout cas, c’est ignorer la nature intime de l’opportunisme que de lui attribuer, comme fait Lénine, une préférence invariable pour une forme déterminée de l’organisation et notamment pour la décentralisation.
Qu’il s’agisse d’organisation ou d’autre chose, l’opportunisme ne connaît qu’un seul principe : l’absence de tout principe. Il choisit ses moyens d’action au gré des circonstances, pourvu que ces moyens semblent pouvoir le conduire aux buts qu’il poursuit.
Si, avec Lénine, nous définissons l’opportunisme comme la tendance à paralyser le mouvement révolutionnaire autonome de la classe ouvrière et à le transformer en instrument des ambitions des intellectuels bourgeois, nous devrons reconnaître que, dans les phases initiales du mouvement ouvrier, cette fin peut être atteinte plus aisément non par la décentralisation, mais par une centralisation rigoureuse qui livrerait ce mouvement de prolétaires encore incultes aux chefs intellectuels du comité central. À l’aube du mouvement social-démocrate en Allemagne, alors que n’existait encore ni un solide noyau de prolétaires conscients ni une tactique fondée sur l’expérience, on a vu aussi s’affronter les partisans des deux types opposés d’organisation : le centralisme à outrance s’affirmant dans l’Union générale des ouvriers allemands fondée par Lassalle, et l’autonomisme dans le parti constitué au congrès d’Eisenach avec la participation de W. Liebknecht et d’A. Bebel. Bien que la tactique des « eisenachois » fût bien confuse, du point de vue des principes, elle contribua, infiniment mieux que l’action des lassalliens à susciter dans les masses ouvrières l’éveil d’une conscience nouvelle. Les prolétaires jouèrent bientôt un rôle prépondérant dans ce parti (comme on peut le voir par la multiplication rapide des périodiques ouvriers publiés en province) ; le mouvement progressa rapidement en étendue, tandis que les lassalliens, malgré toutes leurs expériences avec des « dictateurs », conduisaient leurs fidèles d’une mésaventure à l’autre.
En général, on peut facilement montrer que, lorsque la cohésion est encore faible entre les éléments révolutionnaires de la classe ouvrière et que le mouvement même procède encore à tâtons, c’est-à-dire lorsqu’on est en présence de conditions comme celles où se trouve maintenant la Russie (1904), c’est précisément le centralisme rigoureux, despotique, qui caractérise les intellectuels opportunistes. Tandis que, dans une phase ultérieure – sous le régime parlementaire et par rapport à un parti ouvrier fortement constitué – les tendances de l’opportunisme des intellectuels s’expriment par un penchant à la « décentralisation ».
Si, nous plaçant du point de vue de Lénine, nous redoutons par-dessus tout l’influence des intellectuels dans le mouvement prolétarien, nous ne saurions concevoir de plus grand danger pour le parti socialiste russe que les plans d’organisation proposés par Lénine. Rien ne pourrait plus sûrement asservir un mouvement ouvrier, encore si jeune, à une élite intellectuelle, assoiffée de pouvoir, que cette cuirasse bureaucratique où on l’immobilise, pour en faire l’automate manœuvré par un « comité ».
Et, au contraire, il n’y a pas de garantie plus efficace contre les menaces opportunistes et les ambitions personnelles que l’activité révolutionnaire autonome du prolétariat, grâce à laquelle il acquiert le sens des responsabilités politiques.
En effet, ce qui aujourd’hui n’est qu’un fantôme, hantant l’imagination de Lénine, pourrait demain devenir réalité.
N’oublions pas que la révolution, dont nous sommes sûrs qu’elle ne peut tarder à éclater en Russie, n’est pas une révolution prolétarienne, mais une révolution bourgeoise, qui modifie radicalement toutes les conditions de la lutte socialiste. Alors les intellectuels russes, eux aussi, s’imprégneront rapidement de l’idéologie bourgeoise. Si, à présent, la social-démocratie est le seul guide des masses ouvrières, au lendemain de la révolution on verra naturellement la bourgeoisie et, en premier lieu, les intellectuels bourgeois, chercher à faire de la masse le piédestal de leur domination parlementaire.
Le jeu des démagogues bourgeois sera d’autant plus facile que, dans la phase actuelle de la lutte, l’action spontanée, l’initiative, le sens politique de l’avant-garde ouvrière auront été moins développés et plus restreints par la tutelle d’un comité central autoritaire.
Et avant tout, l’idée qui est à la base du centralisme à outrance : le désir de barrer le chemin à l’opportunisme par les articles d’un statut, est radicalement fausse.
Sous l’impression des événements récents dans les partis socialistes de France, d’Italie, d’Allemagne, les sociaux-démocrates russes tendent à considérer l’opportunisme en général comme un ingrédient étranger, apporté dans le mouvement ouvrier par des représentants du démocratisme bourgeois. Même s’il en était ainsi, les sanctions d’un statut seraient impuissantes contre cette intrusion d’éléments opportunistes. Puisque l’afflux de recrues non-prolétaires dans le parti ouvrier est l’effet de causes sociales profondes, telles que la déchéance économique de la petite bourgeoisie, la faillite du libéralisme bourgeois, le dépérissement de la démocratie bourgeoise, ce serait une illusion naïve que de vouloir arrêter ce flot tumultueux par la digue d’une formule inscrite dans le statut.
Les articles d’un règlement peuvent maîtriser la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des paragraphes les plus subtils. C’est d’ailleurs une très grande erreur que de croire défendre les intérêts de la classe ouvrière en repoussant les éléments que la désagrégation des classes bourgeoises pousse en masse vers le socialisme. La social-démocratie a toujours affirmé qu’elle représente, en même temps que les intérêts de classe du prolétariat, la totalité des aspirations progressistes de la société contemporaine et les intérêts de tous ceux qu’opprime la domination bourgeoise. Cela ne doit pas s’entendre seulement dans ce sens seulement que cet ensemble d’intérêts est idéalement englobé dans le programme socialiste. Le même postulat se traduit dans la réalité par l’évolution historique, qui fait de la social-démocratie, en tant que parti politique, le havre naturel de tous les éléments mécontents, et ainsi le parti du peuple tout entier contre l’infime minorité bourgeoise qui détient le pouvoir.
Seulement, il est nécessaire que les socialistes sachent toujours subordonner aux fins suprêmes de la classe ouvrière toutes les détresses, les rancunes, les espoirs de la foule bigarrée qui accourt à eux. La social-démocratie doit enserrer le tumulte de l’opposition non-prolétaire dans les cadres de l’action révolutionnaire du prolétariat et, en un mot, assimiler les éléments qui viennent à elle.
Cela n’est possible que si la social-démocratie constitue déjà un noyau prolétarien fort et politiquement éduqué, assez conscient pour être capable, comme jusqu’ici en Allemagne, d’entraîner à sa remorque les contingents de déclassés et de petits-bourgeois rejoignant le parti. Dans ce cas, une plus grande rigueur dans l’application du principe centralisateur et une discipline plus sévère explicitement formulée dans les articles du statut peuvent être une sauvegarde efficace contre les écarts opportunistes. Alors, on a toute raison de considérer la forme d’organisation prévue par le statut comme un système défensif dirigé contre l’assaut opportuniste ; c’est ainsi que le socialisme révolutionnaire français s’est défendu contre la confusion jauressiste ; et une modification dans le même sens du statut de la social-démocratie allemande serait une mesure très opportune. Mais, même dans ce cas, on ne doit pas considérer le statut comme une arme qui, en quelque sorte, se suffirait à elle-même : ce n’est qu’un suprême moyen de coercition pour rendre exécutoire la volonté de la majorité prolétarienne qui prédomine effectivement dans le parti. Si cette majorité faisait défaut, les plus terribles sanctions formulées sur le papier seraient inopérantes.
Cependant, cette affluence d’éléments bourgeois est loin d’être l’unique cause des courants opportunistes qui se manifestent au sein de la social-démocratie. Une autre source se révèle dans l’essence même de la lutte socialiste et dans les contradictions qui lui sont inhérentes. Le mouvement universel du prolétariat vers son émancipation intégrale est un processus dont la particularité réside en ce que, pour la première fois depuis que la société civilisée existe, les masses du peuple font valoir leur volonté consciemment et à l’encontre de toutes les classes gouvernantes, tandis que la réalisation de cette volonté n’est possible que par-delà les limites du système social en vigueur. Or les masses ne peuvent acquérir et fortifier en elles cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l’ordre constitué, c’est-à-dire dans les limites de cet ordre. D’une part, les masses du peuple, d’autre part, un but placé au-delà de l’ordre social existant ; d’une part, la lutte quotidienne et, de l’autre, la révolution, tels sont les termes de la contradiction dialectique où se meut le mouvement socialiste. Il en résulte qu’il doit procéder en louvoyant sans cesse entre deux écueils : l’un est la perte de son caractère de masse, l’autre le renoncement au but final ; la rechute à l’état d’une secte et la transformation en un mouvement de réformes bourgeoises.
Voilà pourquoi c’est une illusion contraire aux enseignements de l’histoire que de vouloir fixer, une fois pour toutes, la direction révolutionnaire de la lutte socialiste et de garantir à jamais le mouvement ouvrier de toute déviation opportuniste. Sans doute, la doctrine de Marx nous fournit des moyens infaillibles pour dénoncer et combattre les manifestations typiques de l’opportunisme. Mais le mouvement socialiste étant un mouvement de masse et les écueils qui le guettent étant les produits non pas d’artifices insidieux, mais de conditions sociales inéluctables, il est impossible de se prémunir à l’avance contre la possibilité d’oscillations opportunistes. Ce n’est que par le mouvement même qu’on peut le surmonter en s’aidant, sans doute, de ressources qu’offre la doctrine marxiste, et seulement après que les écarts en question ont pris une forme tangible dans l’action pratique.
Considérer de ce point de vue, l’opportunisme apparaît comme un produit du mouvement ouvrier et comme une base inévitable de son développement historique. En Russie notamment, où la social-démocratie est née d’hier et où les conditions politiques dans lesquelles se forme le mouvement ouvrier sont extrêmement anormales, l’opportunité est, dans une large mesure l’émanation des tâtonnements inévitables et des expériences tentées, au milieu desquels l’action socialiste se fraie son chemin sur un terrain qui ne ressemble à aucun autre.
S’il en est ainsi nous ne pouvons que trouver encore plus surprenante la prétention d’écarter la possibilité même de toute ébauche d’opportunisme en inscrivant certains mots plutôt que d’autres, dans le statut du parti. Pareille tentative d’exorciser l’opportunisme par un chiffon de papier peut être préjudiciable au plus haut point non pas à l’opportunisme, mais au mouvement socialiste en tant que tel. En arrêtant les pulsations d’une saine vie organique, on débilite le corps et on diminue sa résistance aussi bien que son esprit combatif non seulement contre l’opportunisme, mais encore – ce qui devrait avoir aussi une certaine importance – contre l’ordre social existant. Le moyen proposé se tourne contre le but.
Dans ce désir craintif d’établir la tutelle d’un comité central omniscient et omnipotent, pour préserver un mouvement ouvrier, si promettant et si plein de sève, de quelques faux-pas, nous croyons discerner les symptômes de ce même subjectivisme[1] qui a déjà joué plus d’un tour à la pensée socialiste en Russie. Il est vraiment amusant de voir les étranges pirouettes que l’histoire fait exécuter au respectable « sujet humain » dans sa propre activité historique. Aplati et presque réduit en poussière par l’absolutisme russe, le moi prend sa revanche en ce que, dans sa pensée révolutionnaire, il s’assied lui-même sur le trône et se proclame tout-puissant – sous forme d’un comité de conjurés, au nom d’une inexistante Volonté du peuple[2]. Mais l’« objet » s’avère être le plus fort et le knout[3] ne tarde pas à triompher parce que c’est lui qui représente l’expression « légitime » de cette phase du processus historique.
Enfin, on voit apparaître sur la scène un enfant encore plus « légitime » du processus historique : le mouvement ouvrier russe ; pour la première fois, dans l’histoire russe, il jette avec succès les bases de la formation d’une véritable volonté populaire. Mais voici que le moi du révolutionnaire russe se hâte de pirouetter sur sa tête et, une fois de plus, se proclame dirigeant tout-puissant de l’histoire, cette fois-ci en la personne de son altesse le comité central du mouvement ouvrier social-démocrate. L’habile acrobate ne s’aperçoit même pas que le seul « sujet » auquel incombe aujourd’hui le rôle de dirigeant, est le « moi » collectif de la classe ouvrière, qui réclame résolument le droit de faire elle-même des fautes et d’apprendre elle-même la dialectique de l’histoire. Et, enfin, disons-le sans détours : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « comité central ».
Notes de bas de page
- La « méthode subjective » est à la base des doctrines socialistes que développèrent Pierre Lavrov et Nicolas Mikhailovsky, maîtres fort écoutés du parti socialiste-révolutionnaire.
- On sait que le petit groupe de conjurées qui, de 1879 à 1883, combattit le tsarisme par une suite d’attentats et réussir à tuer Alexandre II (en mars 1881) s’appelait le parti de la Volonté du Peuple – Narodnaya Voliya en russe.
- Fouet russe.
Source
Die Neue Zeit (Stuttgart), vol. 22, 1903/1904, t. 2, I : p. 484-492, II : p. 529-535.
Traduction française : https://www.marxists.org/francais/luxembur/c_et_d/c_et_d_1.htm et https://www.marxists.org/francais/luxembur/c_et_d/c_et_d_2.htm